Máté Kulifai : Bonsoir à toutes et à tous, c’est un plaisir de vous retrouver ! Je m’appelle Máté Kulifai, et nous sommes ici, dans le studio de « Hetek ». Nous allons réaliser une interview exceptionnelle, mais avant de commencer je vous demande, si ce n’est pas déjà fait, de vous abonner à la chaîne YouTube de « Hetek ». Et ici, dans le studio de « Hetek », j’accueille le Premier ministre de Hongrie, Viktor Orbán.
Bonjour, Monsieur le Premier ministre !
Bonjour, Monsieur le Premier ministre ! J’ai trois enfants formidables et pleins d’allant, une épouse merveilleuse et magnifique, je suis un homme de famille, et quand la guerre en Ukraine a éclaté en 2022, quand la Russie a attaqué l’Ukraine, et la guerre durait déjà depuis un certain temps quand je me suis demandé ce que je ferais, ici en Hongrie, si une situation semblable se produisait chez nous. Et vous, en tant que Premier ministre, que pouvez-vous dire : quelle garantie avez-vous que, disons, d’ici cinq ans, nous n’aurons pas une situation de guerre similaire en Hongrie, ou même une guerre mondiale en Europe ?
Je ne peux pas vous dire précisément ce que vous devriez faire. Je peux vous dire ce que je ferais, que je sois Premier ministre ou pas : si notre pays est attaqué, nous devons le défendre. J’ai aussi des enfants, cinq, et des petits-enfants, six ; donc il faut les protéger, point final. Quand on défend le pays, on défend aussi sa famille ; on ne peut pas s’enfuir, sinon le pays, le foyer, la famille restent sans défense : il faut tenir bon. Mais ce n’est pas là l’essentiel. Il est sain de réfléchir à ce genre de choses, mais la tâche d’un Premier ministre n’est pas de s’imaginer ce qu’il ferait personnellement dans une telle situation : sa mission, c’est d’agir pour que cette situation n’arrive jamais. Et ce que je dis, c’est que la plus importante garantie pour éviter de se retrouver face à de tels scénarios, s’appelle la gouvernance nationale. Je ne parle pas du gouvernement en place ni des partis au pouvoir, mais du fait que le pays ait un gouvernement et une direction qui ne poursuivent que l’intérêt de la Hongrie. L’intérêt numéro un de la Hongrie, c’est la paix. La coopération avec les voisins, la connectivité, l’ouverture à la coopération avec tout le monde, une politique qui fait des amis et non des ennemis ; là où il y a des tensions, il faut les résoudre avant qu’elles ne deviennent de l’hostilité. Il faut un gouvernement national, peu importe sa composition, qui sache que l’intérêt premier de la nation, c’est la paix. À mon sens, c’est la plus grande garantie, après Dieu évidemment.
Récemment, à Copenhague, il y a eu un sommet européen de deux jours, et plusieurs voix ont tenu un discours selon lequel l’Europe se préparerait à la guerre contre la Russie. Je me demande donc comment la Hongrie peut en rester à l’écart, alors que, à part nous, quasiment tous les pays européens semblent marcher vers cette guerre. Existe-t-il un scénario où la Hongrie réussirait à rester à l’écart, en plein milieu de tout ça ?
Je peux répondre : il faut rester à l’écart comme je le fais ; excusez-moi, jusqu’à présent nous en sommes restés à l’écart. Vous choisissez des mots polis quand vous parlez du sommet de Copenhague et des dirigeants européens, en disant que « plusieurs voix ont tenu ce discours ». Ce n’étaient pas simplement plusieurs voix, mais toutes les voix allaient dans ce sens. L’Europe a donc un plan de guerre. Ce plan stratégique a été présenté à Copenhague sans détours, exactement comme je vous le dis maintenant. Ils ont dit : « Oui, nous avons un plan de guerre, et nous allons gagner cette guerre. » Ils ont expliqué ce qu’est ce plan et comment ils comptent remporter la victoire ; et moi, j’ai dû dire que tout cela est très intéressant, mais la Hongrie n’est engagée dans aucune guerre. Nous n’avons pas de plan de guerre ; nous avons un plan de paix : comment rester en dehors de ce conflit, et nous ne voulons en aucune façon entrer en guerre contre qui que ce soit avec vous. Nous ne sommes pas entrés dans l’Union européenne pour faire la guerre, mais pour garantir la paix. C’est un projet de paix. Donc, évidemment, si vous décidez autrement, une Hongrie de dix millions d’habitants ne pourra pas vous retenir ; mais nous n’y participerons pas. Il faut donc savoir rester à l’écart. La question que vous posez concerne la capacité à rester en dehors : quand l’Europe décide d’aller en guerre, ou quand la plupart des pays européens le décident, la Hongrie a-t-elle la capacité, le talent, la force et la connaissance nécessaires pour s’en tenir à l’écart ? Je pense que c’est possible, et c’est sur cela que je travaille.
Cette position du « 26 contre 1 », est-elle tenable encore longtemps ? Jusqu’à quand un pays peut-il faire usage de son droit de veto au sein d’une même communauté, si, comme vous le disiez, les 26 autres États membres veulent autre chose ? Cette forme d’exception hongroise, combien de temps peut-elle durer ?
D’abord, elle peut durer tant que nous en avons la force. Parce que, voyez-vous, je ne résiste pas, j’exerce nos droits. J’exerce les droits du peuple hongrois. Ce n’est pas une résistance, c’est une légitime défense juridique. Ce n’est pas la même chose ! Si la situation était celle où nous voudrions changer quelque chose, alors que les autres ne le veulent pas, je devrais m’y résigner. Mais ici, ce n’est pas moi qui veux changer la situation actuelle. Jusqu’à présent, il n’y avait pas de guerre, nous ne participions pas à la guerre. Ce sont eux qui veulent changer cet état de choses : ce sont eux qui veulent que l’Union européenne accueille l’Ukraine, ce sont eux qui veulent envoyer de l’argent à l’Ukraine, ce sont eux qui veulent lui envoyer des armes, et ce sont eux qui veulent impliquer l’Union européenne dans tout cela. Je ne peux pas empêcher les Français ou les Allemands d’envoyer des armes à l’Ukraine, mais je peux empêcher que l’Union européenne, en tant qu’ensemble, le fasse, et surtout que la Hongrie soit entraînée dans ce type d’opération. Car nous avons des droits, et j’entends bien les faire respecter. Je ne cherche donc pas à gâcher quoi que ce soit, ni à changer les choses qui fonctionnent ; je veux simplement préserver la situation de paix. Et j’en ai le droit. Prenons la question de l’adhésion de l’Ukraine, par exemple. Le vrai sujet, au fond, c’est de savoir si nous avons le droit, oui ou non, de dire non. Vingt-six pays, ou vingt-sept moins un, disent vouloir l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne. Mais, au bout du compte, la question est simple : les Hongrois ont-ils le droit de ne pas vouloir appartenir à une Union européenne où siégerait aussi l’Ukraine ? Et selon moi, oui, nous en avons le droit. Parce que nous sommes membres, et eux ne le sont pas. Et pour diverses raisons, que nous pouvons parfaitement nommer, nous ne voulons pas être dans la même union que l’Ukraine : ni dans une union militaire comme l’OTAN, ni dans une union économique comme l’Union européenne. En d’autres termes, nous avons le droit de dire que cette Union ne doit pas être élargie à l’Ukraine.
Vous avez évoqué tout à l’heure le fait que la Hongrie a le droit de défendre sa position. Mais encore faut-il savoir faire valoir ce droit, et cela suppose aussi d’avoir de la force. Si maintenant je me place à un niveau plus international, la grande question est la suivante : si la force massive de 26 États membres cherche à imposer, par exemple, l’adhésion de l’Ukraine, nous avons déjà vu des précédents où le droit importait peu : il pouvait être redéfini. C’est pourquoi je vous demande : jusqu’où peut-on tenir face à 26 pays ? La question de la suppression du droit de veto ou de la révision des règles a été soulevée. On peut invoquer le droit pendant un temps, mais la pression peut devenir telle qu’il ne soit plus respecté.
Ce dont nous parlons ici, ce sont des droits constitutionnels. Bien sûr, tout droit peut être violé, 26 États membres peuvent violer nos droits constitutionnels, les droits constitutionnels de la Hongrie, ceux qui découlent de notre appartenance à l’Union européenne. Mais alors, nous nous défendrons : nous irons devant les tribunaux, et ainsi de suite. Ce qu’ils ne pourront pas faire, en revanche, c’est nous entraîner dans la guerre. Tout au plus, ils pourront nous contourner ; et c’est une différence majeure. Rappelez-vous la Première et la Seconde Guerre mondiale : à l’époque, nous n’avons pas été contournés, nous avons été y entraînés de force. Lors de la Première Guerre mondiale, István Tisza n’a pas réussi à tenir la Hongrie à l’écart, le pays a été happé par la guerre. Et pendant la Seconde Guerre mondiale, Horthy a tenu un moment, mais finalement, la Hongrie a de nouveau été entraînée dans le conflit. La vraie question, aujourd’hui, c’est donc : pouvons-nous rester à l’extérieur ? Peut-être ne pourrons-nous pas empêcher certaines mauvaises décisions — même si nous en aurions le droit, mais cela reste tout à fait différent du fait d’être entraînés dans la guerre. La Hongrie dispose de plusieurs lignes de défense. Ce à quoi ils s’emploient actuellement à Bruxelles, ce n’est pas tant une violation flagrante des règles constitutionnelles, car cela entraînerait une procédure, un procès, et ils le perdraient, mais plutôt une tentative de changer le gouvernement hongrois. C’est devenu l’enjeu de toutes les élections en Europe, pas seulement en Hongrie, mais aussi, par exemple, ces jours-ci en République tchèque : Bruxelles cherche à s’assurer que les États membres soient dirigés par des gouvernements qui suivent ses instructions. Et là où ce n’est pas le cas, ils veulent les remplacer. Et quand un gouvernement patriote, attaché à la souveraineté nationale, semble en position de gagner, ils essaient d’empêcher sa victoire. C’est leur plan. C’est ainsi qu’ils ont remplacé le gouvernement polonais : aujourd’hui, la Pologne est dirigée par un exécutif pro-Bruxelles. Et ils veulent faire la même chose en Hongrie. Le Parti Tisza est un projet ou une création de Bruxelles. Ces partis sont mis en place, soutenus par des ONG financées par Bruxelles, relayés par des médias pro-européens, et reçoivent d’importants moyens depuis l’Union. C’est aussi la raison pour laquelle ils sont protégés, par exemple, par leur immunité en tant que députés européens : parce que Bruxelles veut qu’ils soient ceux qui remplaceront le gouvernement actuel et exécuteront ses directives. C’est cela, le plan. Autrement dit, ils ne cherchent pas à changer les lois, mais à changer les gouvernements. Et ils le font désormais sans la moindre pudeur. Autrefois, ils étaient plus discrets, ils cachaient mieux leurs intentions. Aujourd’hui, ils ne se gênent plus : ils le disent ouvertement. Ce que je vous raconte n’est donc pas une théorie du complot, c’est une réalité publique. On me l’a dit clairement à Bruxelles, quand je me tenais là, au Parlement européen : « Vous représentez le passé. Écartez-vous, laissez la place aux partisans de Tisza. » Voilà où nous en sommes.
Pour en venir un peu aux relations entre la Hongrie et l’Ukraine : vous avez mentionné que la force de la Hongrie, pour rester en dehors de la guerre, réside aussi dans la capacité de ses dirigeants à éviter que les tensions ne dégénèrent en hostilité ouverte entre les deux États. Or, ces derniers temps, les relations entre Budapest et Kiev ont été particulièrement tendues : il y a eu des interdictions réciproques de séjour, des échanges d’accusations, des épisodes de censure dans certains médias, une attaque contre l’infrastructure de l’oléoduc Droujba, des soupçons d’espionnage relayés par la presse, une polémique autour de drones… Autant d’incidents qui, dans l’histoire, ont parfois suffi à déclencher une guerre.
Vous avez raison, il faut garder la tête froide.
Existe-t-il un risque réel…
Moi, je garde la tête froide.
Existe-t-il un risque réel qu’un jour, un conflit militaire éclate entre la Hongrie et l’Ukraine ?
Écoutez, ce risque existe toujours, mais c’est précisément pour cela que les dirigeants doivent garder la tête sur les épaules, moi-même, bien sûr, mais aussi la majorité parlementaire, le gouvernement et le ministre de la Défense. Il faut de la retenue, du sang-froid, et comme on dit, un calme stratégique. Les services secrets ukrainiens sont constamment actifs sur le territoire hongrois. Les services hongrois ont l’habitude de dire : nous les détectons, nous savons ce qu’ils font, et nous nous en protégeons. En réalité, la tentative d’influencer la vie politique hongroise ne vient pas seulement de Bruxelles, mais aussi de Kiev, car ils agissent de concert. L’objectif de Bruxelles aujourd’hui est d’installer à Budapest un gouvernement pro-ukrainien, ce qui sert également les intérêts de l’Ukraine. Les Ukrainiens soutiennent l’opposition hongroise par toutes sortes de moyens. Parfois, on en sait un peu plus, parfois un peu moins, mais nous suivons cela de près, naturellement.
Et si Kiev et Bruxelles cherchent à influencer la politique ou les élections hongroises… est-ce que Moscou ne le fait pas aussi ?
C’est possible que les Russes en aient envie, oui. Mais la Hongrie a un gouvernement souverain. Ce n’est pas tant l’origine de l’ingérence qui me dérange, qu’elle vienne de Bruxelles, de Kiev ou d’ailleurs, c’est toute forme d’ingérence qui me dérange. Car la Hongrie est un pays de taille modeste, et nous devons protéger jalousement notre souveraineté. Je ne dis pas que la souveraineté est comme la virginité, il faut bien s’en servir, mais c’est tout de même le bien le plus précieux d’un pays. C’est pourquoi, même si l’ingérence venait de nos amis, nous ne pourrions pas l’accepter. Nous coopérons volontiers avec tout le monde, nous repoussons les attaques, mais même nos amis ne peuvent pas nous dicter notre conduite. Personne ne peut nous dire comment vivre, quelle politique étrangère adopter, ou quelle position défendre sur tel ou tel sujet. C’est impossible, parce que la Hongrie est un pays souverain. On peut négocier avec nous, oui, mais nous imposer quoi que ce soit, ou contourner notre souveraineté, cela, c’est impossible, du moins tant qu’il y a en Hongrie un gouvernement national. Ce n’a pas toujours été le cas : dans notre histoire, il y a eu des périodes où nous avions des gouvernements d’un autre type : internationalistes, impériaux, parfois même de simples gouvernements de tutelle. Mais il y a aussi eu des époques où la Hongrie était dirigée par un gouvernement national. Et aujourd’hui, nous vivons précisément l’une de ces périodes.
Vous avez dit à plusieurs reprises que la Hongrie ne voudrait pas être voisine de la Russie. Je me permets de demander : pourquoi exactement ? Et cela signifie-t-il que les pays qui sont aujourd’hui voisins de la Russie, les États baltes, ou quiconque se trouvant à proximité, ont raison de ressentir une menace quand ils disent que la Russie pourrait à tout moment les attaquer ? Autrement dit : pourquoi ne voulons-nous pas être voisins de la Russie ?
Je pense qu’il y a selon moi trois pays dont nous ne voulons en aucun cas être les voisins. Nous ne voulons pas être voisin des Allemands ; cela s’est déjà produit et cela a mal tourné : l’Anschluss. C’est mieux quand il y a, entre nous et l’Allemagne, des pays comme l’Autriche ou la Tchéquie. Nous ne voulons pas être voisins des Russes non plus, cela aussi, c’est déjà arrivé : la frontière de l’Union soviétique se trouvait à l’est de la Hongrie. Et enfin, nous ne voulons pas être voisins des Turcs, car cela aussi s’est déjà vu. Ce dont nous parlons n’est pas une fantaisie philosophique : c’est de l’expérience, de l’expérience historique. Il est précieux d’être séparé des grands empires qui nous influencent, par des unités géographiques ou politiques intermédiaires. C’est une grande valeur. Autrement dit, il est préférable de ne pas être frontalier avec ces puissances. Ainsi, c’est une bonne chose qu’entre la Hongrie et la Russie existe aujourd’hui un territoire qui s’appelle maintenant l’Ukraine. L’existence de l’Ukraine est un intérêt stratégique pour la Hongrie. Ce n’est pas seulement un argument géopolitique, on pourrait aussi le défendre au nom de la paix mondiale ou de la sécurité européenne, mais je le dis ici du point de vue de l’intérêt national hongrois : l’existence de l’Ukraine sert la Hongrie.
Vous avez toutefois dit que l’État ukrainien tient en grande partie grâce aux apports venus d’Europe, argent, armes, toutes sortes d’appuis, et que, pour sa part, la Hongrie ne veut ni financer ni armer militairement l’Ukraine. Aidez-moi à lever cette contradiction : comment garantir la survie de l’Ukraine si nous ne contribuons pas à ce que l’Europe y injecte massivement argent et armes ?
Nous, ce que nous proposons, c’est un accord stratégique avec l’Ukraine — une convention entre l’Union européenne et l’Ukraine, pas une adhésion formelle, mais un traité. Dans ce traité, on définirait précisément qui fait quoi. Comment les Européens accèdent-ils au marché ukrainien ? Comment commerçons-nous ? Les Ukrainiens pourraient-ils travailler en Europe, et si oui, dans quelles conditions ? Quelles garanties de sécurité donnons-nous, voulons-nous en donner ? Qu’adviendra-t-il des minorités qui vivent là-bas, par exemple des Hongrois ? Il faut un accord stratégique global qui garantisse à l’Ukraine que, si elle respecte le contrat, elle préservera son existence étatique. Actuellement, l’Ukraine n’a pas une existence étatique indépendante : en réalité, c’est nous qui la soutenons. Aujourd’hui, l’essentiel des fonds ne sert pas au fonctionnement courant de l’État ukrainien, certes les salaires et les retraites sont couverts de ces fonds, mais la majeure partie de l’argent est consacrée à la guerre. S’il y avait la paix, cet argent ne serait pas brûlé sur le front ; on en garderait une partie et on en investirait une autre pour développer, pourquoi pas, l’économie ukrainienne. Mais aujourd’hui, ce n’est pas ce qui se passe : on brûle des milliards de dollars et d’euros sur les lignes de front. D’après nos calculs, l’Europe a déjà « brûlé » l’équivalent de 175 milliards d’euros jusqu’à présent.
Vous avez aussi déclaré à un moment que, d’une certaine façon, la Russie avait déjà remporté cette guerre en Ukraine, et que l’on assistait en réalité à un partage de l’Ukraine auquel participeraient aussi de grandes puissances européennes.Cela m’amène à me demander, au sujet des Hongrois au-delà de nos frontières : comment le gouvernement hongrois réagirait-il si, mettons, la Transcarpatie devenait une zone d’influence française, allemande ou britannique ?
On peut en discuter, mais pour l’instant cela ne se fait pas ouvertement, et en général, rien ne convient à la Hongrie quand les choses se passent en catimini ou dans l’ombre. Un pays de la taille de la Hongrie est le plus en sécurité lorsque toutes les questions qui le concernent sont publiques. Donc, selon moi, la diplomatie secrète n’est pas une voie fructueuse ici : il faut parler franchement. Ce qui s’est passé, c’est que les Russes ont occupé environ 20 % du territoire ukrainien : ils ont avancé de deux cents et quelques kilomètres au-delà de l’ancienne frontière russo-ukrainienne. C’est aujourd’hui une zone russe. Les Russes veulent conserver ce territoire. Ils exigent aussi, à l’est de cette ligne de front, l’instauration d’une « zone non militaire », c’est-à-dire d’une zone neutre, démilitarisée, parce qu’ils ont dit qu’ils ne veulent plus se retrouver dans une situation où des armes sur le sol ukrainien permettraient de tirer directement et efficacement sur la Russie. Je ne veux pas ici m’embarquer dans les différents plans de règlement qui pourraient ou non aboutir ; je veux seulement dire ceci : à l’heure actuelle, un cinquième de l’Ukraine est sous occupation étrangère, et les trois quarts ou les quatre cinquièmes restants ne sont pas capables de se tenir debout par eux-mêmes, c’est nous qui les finançons. Il est clair que cela ne peut pas durer indéfiniment. La question est donc : comment sortir de cette situation ? On en sort par la diplomatie. C’est pourquoi la Hongrie propose que l’Union européenne et la Russie entament des négociations sur le futur système de sécurité en Europe, système dont l’Ukraine ferait partie. Il ne s’agit pas seulement de négocier sur l’Ukraine, c’est important, certes, mais ce n’est pas la question centrale. La question décisive est : comment instaurer en Europe, non pas seulement en Ukraine, une vie sûre, sans terrorisme ni guerre, et qui assure aussi la prospérité économique des citoyens européens ? C’est là la question cruciale. Tant qu’il y aura la guerre, une telle vie ne sera pas possible, il faut donc autre chose que la guerre. La guerre ne devrait pas seulement être arrêtée par un cessez-le-feu : il faudrait parvenir à un règlement global qui garantisse la sécurité de tous sur le long terme. Je pense que c’est l’objectif, mais on ne l’atteindra que par la diplomatie ; on ne l’obtiendra pas sur le champ de bataille. Les Européens, eux, considèrent qu’il faut gagner la guerre pour atteindre ces objectifs ; selon moi, ça ne fonctionnera pas. Mieux vaudrait, comme c’est d’usage en Europe, engager dès maintenant des pourparlers diplomatiques, et aboutir, au terme d’un processus, à un accord de sécurité entre l’ouest et l’est du continent.
Maintenant, la diplomatie soulève des questions pratiques. Par exemple, par rapport au sommet de l’Alaska : il y a eu des discussions impliquant Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky, et malgré les efforts de Donald Trump, ces tentatives n’ont pas vraiment débouché sur des résultats. Je ne sais pas à qui incombe la responsabilité de cet échec. Autre question connexe : comment interprétez-vous le revirement à 180 degrés du président américain, qui, après avoir tenu une rhétorique dure envers l’Ukraine, affirme maintenant que la Russie est un tigre de papier et que l’Ukraine pourrait encore reprendre les territoires occupés, voire aller au-delà ? C’est un changement majeur. Quelqu’un influence-t-il la position de Donald Trump ?
Écoutez, je comprends que pour votre métier il soit tentant de décrypter le monde, mais je ne peux pas participer à ce type de spéculation. Ce que je dis a des conséquences diplomatiques, je porte la responsabilité d’un pays, et je ne veux pas m’adonner à des élucubrations. Je peux toutefois avancer quelques constats. D’abord : le fait que des contacts diplomatiques n’aient pas encore abouti ne signifie pas qu’il faille les arrêter. Peut-on clore une guerre par un cessez-le-feu ou par des négociations sans contacts diplomatiques ? La réponse est non ! C’est pourquoi, même si dix tentatives de négociation échouent entre les parties opposées, il faut retenter une onzième fois. Les guerres menées sans négociations aboutissent à l’anéantissement mutuel, comme cela a été le cas pendant la Seconde Guerre mondiale quand l’objectif était la prise de Berlin. Si l’on n’a pas pour but de détruire définitivement l’adversaire mais d’accepter qu’il survivra après la guerre, il faut négocier pendant la guerre. C’était depuis toujours la pratique de la culture européenne. Aujourd’hui, la situation est exceptionnelle : l’Union européenne refuse de négocier avec les Russes tout en traitant ce conflit comme « notre guerre ». La Hongrie n’est pas d’accord : ce n’est pas notre guerre. Mais malgré tout, il faudrait négocier. Le fait qu’il n’y ait pas de négociations est exceptionnel, pas le contraire. Nous nous trouvons donc aujourd’hui dans une situation anormale. Sur le revirement américain, je ne porte pas de jugement moral ; je constate simplement que, comme conséquence, l’Union européenne va acheter pour plusieurs centaines de milliards de dollars d’armes américaines, qu’elle transmettra ensuite à l’Ukraine. Le président des États-Unis est aussi un homme d’affaires.
Passons maintenant à un autre sujet de politique étrangère. Hetek s’intéresse particulièrement au Moyen-Orient, où il s’est passé, ces dernières années, beaucoup d’événements marquants. La Hongrie est souvent, en Europe, le seul pays à se ranger du côté d’Israël lors des votes à l’ONU ou dans les déclarations de l’Union européenne. Je me demande donc : est-ce là uniquement la défense des intérêts nationaux hongrois, le résultat d’une bonne entente politique, ou bien quelque chose de plus profond, de plus symbolique, qui relie la Hongrie et Israël ou influence votre position personnelle ?
C’est un ensemble de facteurs. Faisons une liste, si vous le voulez bien, puisqu’on aborde cette question, essayons de passer en revue les raisons pour lesquelles la Hongrie entretient une coopération étroite avec Israël. Commençons par la plus simple : il y a beaucoup de citoyens hongrois qui vivent en Israël. En Hongrie, la citoyenneté se transmet par le sang : si l’un de vos ancêtres était citoyen hongrois, vous l’êtes vous aussi à la naissance. L’État hongrois ne crée donc pas la citoyenneté, il ne fait que la reconnaître. Ainsi, si vous allez en Israël, vous y trouverez, d’après nos estimations, car nous n’avons pas de chiffre exact, un grand nombre de personnes…
Toujours.
…ayant des ascendants hongrois. Autrement dit, beaucoup d’Israéliens sont, de fait, des citoyens hongrois, même s’ils n’ont pas encore demandé la reconnaissance officielle de leur citoyenneté. Inversement, il y a en Hongrie de nombreux citoyens d’origine juive. Il n’existe pas de recensement précis à ce sujet, donc il est difficile d’en estimer le nombre, mais selon les échanges que j’ai avec la Fédération des communautés juives de Hongrie (MAZSIHISZ), il s’agit probablement de plus de cent mille personnes. C’est une communauté importante, pour qui Israël compte beaucoup. Et puisque ces citoyens font pleinement partie de la communauté nationale hongroise, leur point de vue ne peut pas être ignoré. Il existe donc une réalité historique : une grande communauté juive vit en Hongrie, et une grande communauté juive d’origine hongroise vit en Israël. Cela crée pour le gouvernement hongrois une certaine responsabilité, car toutes ces personnes sont aussi des citoyens hongrois à part entière. Je ne peux donc pas ignorer cet aspect lorsque je parle du rôle de la Hongrie dans les relations étrangères avec Israël. Voilà le premier point. Passons au deuxième : la stabilité de la région où se trouve Israël est une question cruciale pour la Hongrie. Si cette région devient instable, des vagues de migrants se mettent en route vers l’Europe, et, comme nous l’avons déjà constaté, aussi vers la Hongrie. Selon moi, deux pays sont essentiels à la stabilité de cette zone. Il y a deux pays sans lesquels la région ne peut être stable : l’Égypte et Israël. La politique étrangère hongroise entretient des relations spéciales avec ces deux pays. Nous avons d’excellents rapports avec l’Égypte, et aussi avec Israël, et il est dans notre intérêt que ces deux pays demeurent stables. La Hongrie n’est pas une grande puissance, mais chaque fois que nous le pouvons, et dans les domaines où nous le pouvons, nous apportons notre aide à ces deux pays. C’est le deuxième élément. Le troisième est d’ordre culturel et historique. La culture juive fait partie de la culture hongroise. Pour ma part, je suis calviniste, et l’Ancien Testament, qui, a ses racines en Terre sainte…
Et même une grande partie du Nouveau Testament…
…voire même cela, oui, bien que ce soit un sujet plus complexe. L’Ancien Testament vient certainement de là, c’est-à-dire de l’Orient, si je peux m’exprimer ainsi. Mais, pour dire les choses simplement, la Hongrie, à travers sa culture chrétienne, entretient un lien particulier avec la communauté juive par le biais de l’Ancien Testament. C’est un fait culturel et historique qu’un gouvernement sérieux ne peut ignorer. Continuons. Quatrième point : il y a aussi des intérêts économiques. Israël investit de manière significative en Hongrie ; nous menons des recherches conjointes, y compris dans des domaines sensibles comme l’industrie de défense ou la cybersécurité. Et comme il existe une véritable confiance entre nos deux pays, ces relations se développent bien, et tout le monde y gagne. Enfin, il y a une dimension personnelle, comme vous l’évoquiez. Lorsque Benjamin Netanyahou est au pouvoir en Israël, c’est un ami personnel de la Hongrie. Notre pays n’a pas tant d’amis que cela sur la scène internationale, et on ne peut pas dire que tous les dirigeants israéliens aient été ou seront des amis de la Hongrie. Nous devons donc savoir apprécier ceux qui le sont. Et, pour diverses raisons, le Premier ministre Netanyahou est un véritable ami de la Hongrie. C’est pourquoi nous l’avons toujours soutenu, et lui aussi nous a souvent soutenus. Ainsi, l’amitié entre la Hongrie et Israël a aussi une dimension liée aux personnes et aux partis. Voilà, dans les grandes lignes, comment je vois les choses. C’est un grand panier de raisons, si je puis dire.
J’aimerais vous poser une autre question liée à ce sujet : ces dernières semaines, plusieurs États, notamment européens, ont reconnu unilatéralement l’État palestinien, ce qui a provoqué de vifs débats. Quelle est, selon vous, la position actuelle sur la solution à deux États et sur la question d’un État palestinien ? Je sais que la Hongrie, à l’époque communiste, avait reconnu la Palestine.
Tout cela est assez confus, pour être honnête. Même moi, je ne saurais dire avec certitude où nous en sommes exactement. En tant que juriste, si vous me le demandiez, je me gratterais un peu la tête, car, effectivement, sous le régime communiste, il semble bien que la Hongrie ait reconnu la Palestine, mais il n’est pas évident…
Oui.
…c’est-à-dire que cette reconnaissance ait ensuite été intégrée dans notre ordre juridique actuel. Nous nous trouvons donc, disons, un peu dans un no man’s land juridique, et c’est sans doute pour cela que personne ne nous embête sur cette question. Mais le sujet est sérieux, et il mérite qu’on s’y intéresse. La vraie question n’est pas de savoir si nous devons reconnaître ou non la Palestine, mais de savoir si cette reconnaissance constitue la solution au problème existant. Avant tout, je dirais que je n’aime jamais donner de conseils à d’autres nations sur la manière de résoudre leurs problèmes. Le monde s’échauffe, s’emballe, et tout le monde veut dire aux acteurs locaux comment ils devraient s’y prendre, mais, selon moi, cela aide rarement à trouver une solution sur place. Je regardais encore aujourd’hui les informations italiennes : on y voyait des manifestations de masse sur la question palestinienne, contre le gouvernement italien, contre le gouvernement israélien, menées par la gauche italienne. Est-ce utile ? Et pour qui ? J’inviterais donc à la prudence. Ensuite, la situation semble un peu plus simple aujourd’hui concernant le débat sur la solution à deux États, étant donné que le président américain a présenté une proposition de paix en vingt points, qui, en quelque sorte, a coupé court à cette discussion, elle ne mentionne même pas la solution à deux États. J’ai lu cette proposition point par point : il n’y est nullement question de deux États, mais d’autres schémas, d’autres modèles. Et aujourd’hui, tout le monde parle de ce plan en disant qu’il faut le soutenir.
Et vous aussi, le soutenez-vous ?
Bien sûr, la Hongrie le soutient également. On peut toujours philosopher sur la solution à deux États, mais la voie qui, à ce stade, semble la plus réaliste pour avancer vers une solution, c’est celle du plan américain présenté par le président Trump. C’est ce plan que nous soutenons. Quant à la solution à deux États, je n’ai qu’une remarque d’ordre philosophique, si vous me le permettez : la politique est l’art du possible, et, à mes yeux, cette idée paraît justement hors du champ du possible. Elle sonne bien, mais elle reste irréalisable. Car, voyez-vous, il y a un État qui existe, et qui ne veut pas de cette solution, et un autre qui la voudrait, mais qui n’existe pas. Dans ces conditions, il est difficile de faire émerger une solution à deux États…
Vous avez évoqué tout à l’heure les manifestations en Italie. J’aimerais élargir le sujet, car dans de nombreuses grandes villes européennes, on assiste aussi à des mobilisations dites propalestiniennes. Je mets personnellement en doute qu’elles représentent réellement la cause palestinienne, et parallèlement, on observe une grave vague d’antisémitisme en Europe, d’une ampleur qu’on n’avait sans doute pas vue depuis l’avant-guerre. Pour ne citer que le cas le plus récent : à Manchester, un Britannique d’origine immigrée a poignardé plusieurs Juifs devant une synagogue, le jour même de Yom Kippour, deux d’entre eux sont morts. C’est l’un des épisodes sanglants d’une vague déjà inquiétante, souvent commise, d’ailleurs, sous couvert de solidarité avec les Palestiniens. Comment percevez-vous cette situation, cette série d’incidents ?
Je trouve la situation très grave. Je remercie Dieu que cela ne se passe pas en Hongrie. Les personnes qui subissent cela, à Manchester par exemple, en ressortent profondément marquées et confrontées à des questions très douloureuses. On savait qu’en Europe existait une certaine tradition antisémite, certes en déclin, de plus en plus affaiblie. On savait également qu’il y avait de l’homophobie en Europe. Je pense que cette tendance est également en déclin, mais elle existe. Mais avec la vague migratoire, des millions de personnes sont arrivées, et dans cette population, l’antisémitisme comme l’homophobie sont beaucoup plus présents et enracinés que dans les sociétés européennes, qui avaient justement réussi à les marginaliser. Autrement dit, quand l’Europe de l’Ouest a laissé entrer des millions de migrants, elle a aussi laissé entrer une masse de ressentiments antisémites, et d’attitudes homophobes. Et maintenant, tout cela fait partie de leur réalité. Il faudra bien trouver un moyen d’y faire face. C’est pourquoi je remercie Dieu de nous avoir donné la force, ici en Hongrie, de ne pas avoir ouvert nos frontières à ces flux, car sinon nous aurions à affronter les mêmes problèmes. La démocratie est un instrument extrêmement sensible : elle repose sur les votes. Pour gouverner, un parti a besoin de voix. Et quand on laisse entrer dans un pays des millions de personnes issues de milieux où l’antisémitisme ou l’homophobie sont très répandus, ou encore qui préfèrent la culture islamique au christianisme, ou la charia aux lois européennes, ces personnes deviennent à terme des électeurs, et quelqu’un finira par les représenter politiquement. C’est donc un changement grave qui s’est produit en Europe de l’Ouest. Nous en voyons aujourd’hui les manifestations quotidiennes, les attentats, comme celui que vous avez mentionné à Manchester, mais à long terme, c’est un défi majeur pour la démocratie elle-même. C’est aussi pour cela que les Juifs quittent massivement l’Europe occidentale : ils se sentent de moins en moins en sécurité. Ils sont désormais moins nombreux que les populations musulmanes, dont le poids électoral est plus important, ce qui renforce les politiques cherchant à servir ces nouveaux électeurs. Résultat : les communautés juives s’y sentent de plus en plus mal à l’aise et beaucoup partent. Je ne souhaite évidemment pas qu’ils soient contraints de partir, mais les chiffres sont là : c’est ce qui se passe. Cela montre que changer la composition culturelle et démographique d’une nation démocratique a des conséquences immenses, souvent imprévisibles, lorsqu’on ouvre les portes à ces masses. L’Europe occidentale a commis l’erreur de les laisser entrer. Elle n’a pas réfléchi à la question au préalable et doit maintenant faire face aux conséquences. Parmi les victimes de cette imprévoyance figurent les communautés juives d’Europe occidentale.
Sans lien direct, mais en relation indirecte avec ce que nous venons d’évoquer, il y a la question de la démographie et du déclin de la population, ce qui nous ramène d’ailleurs un peu vers les affaires intérieures. Le gouvernement a pris de nombreuses décisions pour soutenir les familles : programmes, aides financières, politiques de natalité… Pourtant, les chiffres les plus récents montrent que le nombre de naissances continue de diminuer, et même que la population hongroise recule de plus en plus. Est-ce en partie l’échec de la politique gouvernementale ? Faut-il la revoir ? Ou la cause se trouve-t-elle ailleurs ?
C’est la question la plus importante qui soit pour les Hongrois, car au fond, la vraie question, c’est : allons-nous continuer d’exister, et si oui, pour combien de temps ? Nous ne sommes pas une nation de plusieurs dizaines de millions d’habitants : nous sommes un peu plus de dix millions, et cela rend l’équation beaucoup plus simple à calculer que pour une Allemagne de 86 millions, une Turquie de 90 millions, une Russie de 150 millions ou des États-Unis de 350 millions. Ce doute existentiel a des conséquences profondes, psychologiques et culturelles. Il est difficile d’être joyeux dans un pays où, quand on y réfléchit un peu, on se rend compte qu’on pourrait se réduire, disparaître, ou que d’autres viendraient un jour vivre à notre place, ou que nous finirions dissous dans quelque chose d’autre. Pour moi, ce sont des perspectives terribles. Et si l’on ne veut pas fuir ce genre de pensées en ouvrant une bouteille de vin rouge, il faut bien trouver une solution. Je pense que le gouvernement agit correctement. Sans la politique familiale que nous avons lancée en 2010, il y aurait aujourd’hui environ 200 000 enfants hongrois de moins. Certes, ces 200 000 enfants supplémentaires ne suffisent pas encore à inverser la tendance, mais cela reste 200 000 vies, 200 000 enfants hongrois qui ne seraient pas nés si la gauche avait poursuivi sa politique économique et familiale d’avant 2010. Inscrivons-le noir sur blanc : 200 000 enfants sont nés grâce à cette politique familiale. C’est la mesure la plus concrète de son efficacité. La vraie question, c’est : est-ce suffisant ? Et je crois que si la Hongrie dispose de ressources, de richesses produites par son économie, nous devons en consacrer la plus grande part possible au soutien des familles.
Mais est-ce que cela suffit à…
On ne peut pas le dire avec certitude.
renverser la tendance ?
Voyez-vous, l’État ne peut obliger personne à avoir des enfants, et c’est très bien ainsi. Chaque individu prend une décision personnelle, intime, souvent spirituelle, parfois liée à sa carrière, et l’État ne doit pas s’en mêler, tant que la loi est respectée. Si quelqu’un ne veut pas avoir d’enfants, c’est son choix. Ce que l’État peut faire, c’est reconnaître que, même si la décision d’avoir ou non des enfants relève du domaine privé, elle a aussi une dimension collective. Car pour la communauté nationale, il n’est pas indifférent qu’une femme décide ou non de donner naissance à un enfant. Une femme qui a deux enfants, par exemple, assure déjà le renouvellement d’une génération, elle a « remplacé » symboliquement elle-même et son mari. Elle contribue à la survie du pays, et une telle décision doit être encouragée. On ne peut pas l’imposer, mais on peut la soutenir. Il faut dire clairement : la famille est une valeur. Pas seulement pour des raisons spirituelles ou morales, mais aussi pour des raisons démographiques. Quand une femme ou un couple décide d’avoir un enfant, c’est une décision personnelle, mais c’est aussi un acte précieux pour la collectivité. Et nous devons leur dire : merci. Nous savons que c’est une charge, et nous savons aussi qu’une personne sans enfant vit matériellement mieux qu’une famille avec enfants. Ce n’est pas juste. C’est pourquoi nous aidons : réductions d’impôts, subventions, aides au logement. Nous voulons que la décision d’avoir un enfant ne dépende pas de contraintes économiques, mais soit un choix du cœur. C’est jusque-là que le gouvernement peut aller. Ensuite, les chemins divergent : certains pensent que les Hongrois, s’ils ont les moyens matériels, auront naturellement plus d’enfants, j’en fais partie, j’y crois profondément ; d’autres estiment que cela ne suffira pas, que même ainsi les femmes n’auront pas davantage d’enfants. Peut-être ont-elles raison, car sans la grâce divine, sans l’action du Saint-Esprit, cela ne se produira sans doute pas. Mais si le gouvernement peut au moins lever l’obstacle matériel, ce sera déjà une réussite. Si le gouvernement y parvient, je pense que cela donnera des résultats. Cette politique a déjà permis la naissance de 200 000 enfants supplémentaires, et ce chiffre, j’en suis sûr, continuera de croître.
Il y a deux ans, à Tusványos, vous avez parlé des États-nations, et vous aviez alors eu cette formule très intéressante : que les nations ont un fondement biblique, qu’elles appartiennent à l’ordre de la Création, puisque l’Écriture nous dit que, lors du Jugement dernier, non seulement les individus, mais aussi les nations seront jugées. C’est déjà un terrain plus théologique, mais je voudrais tout de même vous demander : selon vous, comment la Hongrie, en tant que nation, devrait-elle se comporter pour que ce jugement soit favorable ? Et vous, personnellement, en tant que dirigeant du peuple hongrois, quelle responsabilité portez-vous pour que le pays suive la voie juste ?
Mes amis aiment me taquiner en disant que je me trompe parfois de genre, que je prononce des sermons politiques plutôt que des discours politiques. C’est peut-être vrai… mais je ne suis pas certain que ce soit un mal. Quoi qu’il en soit, il faut toujours être prudent lorsqu’on sort de son domaine. Et cela pour deux raisons. D’abord, parce qu’il vaut mieux rester à son métier, à ce qu’on connaît. Ensuite, parce qu’il y a des personnes bien plus qualifiées que moi pour explorer le champ spirituel et y guider les autres. Cela dit, j’ai toujours pensé que l’existence de la nation hongroise n’était pas seulement une question biologique ou économique : c’est une question spirituelle. Nous représentons une qualité, une valeur culturelle et spirituelle, et, à mon sens, une valeur très particulière, peut-être unique au monde. Celui qui assume la responsabilité de diriger la Hongrie doit parfois rappeler aux citoyens que le fait d’être hongrois est quelque chose de spécial, de singulier, et qu’il faut savoir en parler. Et si ce n’est pas le Premier ministre qui ouvre cette réflexion, alors qui le fera ? Oui, je m’aventure parfois sur ce terrain, en connaissance de cause, de mes limites, mais je crois que c’est parfois nécessaire. Et je suis convaincu de ceci : la Hongrie ne pourra recevoir, mériter et conserver son droit à exister, droit que Dieu lui accorde, que si elle contribue à bâtir le Royaume de Dieu. C’est là, pour moi, l’essentiel. Et je crois que, depuis plus de mille ans, la Hongrie a beaucoup œuvré dans ce sens. Notre parcours n’a pas été sans faute, mais je pense que nous avons largement contribué à rapprocher le Royaume de Dieu de cette terre, autant qu’il est possible de le faire. Chaque génération devrait y réfléchir. Il est donc important que chaque génération en Hongrie se pose la question : avons-nous accompli la mission qui nous était confiée ? C’est aussi sous cet angle que j’évalue le travail du gouvernement, et j’essaie, pour ma part, d’être à la hauteur de cette responsabilité.
Et à titre personnel, ressentez-vous cette responsabilité, celle d’accomplir ce que Dieu vous a confié ?
Ma tâche, c’est celle qui m’a été assignée.
Permettez-moi d’ajouter une question, peut-être plus critique : très souvent, on observe que des partis, des gouvernements ou des responsables politiques qui se réclament du christianisme, dans leur rhétorique, leurs valeurs ou leur communication, se retrouvent éclaboussés par des scandales moraux. Et ces fautes, au-delà de leur dimension personnelle, peuvent aussi discréditer le christianisme lui-même, lorsqu’il est affiché publiquement mais trahi dans la vie privée.
Oui, malheureusement, c’est vrai.
La politique ne devrait-elle pas garder une plus grande distance…
Si, si, elle devrait.
à l’égard de la religion, des Églises ou même de la représentation du christianisme ?
C’est une autre question, parlons-en. La distance entre l’Église et l’État, oui. Mais avant cela, venons-en au point essentiel que vous venez d’évoquer. Oui, il est vrai que nous sommes des êtres humains, donc faillibles. Et il arrive que des choses se produisent qui ne devraient pas se produire. Si cette faute remet en cause l’aptitude morale d’un dirigeant à exercer le pouvoir, il doit quitter immédiatement la vie publique. Si la faute est d’un autre ordre, il y a un chemin à suivre. Le péché, d’abord, doit être reconnu, confessé, regretté ; la punition acceptée ; et la réparation accomplie. Je ne connais personne de parfait, personne qui n’ait jamais eu à traverser ces quatre étapes, sous une forme ou une autre, pour ses fautes, grandes ou petites. Mais la politique est un monde impitoyable. Et lorsqu’on commet une faute grave, même relevant simplement de la faiblesse humaine, il faut accepter la sanction, et souvent, cette sanction, c’est le départ. Mais il est très important de ne pas céder sur un point : il ne faut pas donner raison aux libéraux. Parce que les libéraux, les communistes, les antichrétiens utilisent ces faiblesses humaines pour affirmer que cette échelle morale n’a aucun sens. Je suis d’avis qu’il faut lutter contre cela. Donc, même si nous devons reconnaître la réalité de la faiblesse humaine, cela ne doit pas nous conduire au cynisme, ce que proposent les libéraux, les gauchistes et les communistes. Ils disent : « Vous avez franchi la barre ? Mais cette barre n’a aucun sens. » Le chrétien, lui, reconnaît qu’il a failli, mais il affirme que la barre, la norme morale, reste juste. On ne la rabaisse pas parce qu’on l’a manquée. C’est un point important, une grande différence, selon vous, entre la droite et la gauche. Je suis d’accord avec vous sur le fait que le chrétien…
Seulement, le problème de l’hypocrisie chrétienne…
Bien sûr !
de ce point de vue, elle n’existe pas du côté libéral, mais elle existe de l’autre côté…
Oui. Bien sûr !
…c’est-à-dire quand on affiche certaines valeurs, mais qu’on ne vit pas en accord avec elles.
Oui, bien sûr. Mais l’hypocrisie n’est-elle pas aussi une faute ?
Absolument !
C’est une faute qui, comme les autres, doit être reconnue, regrettée, sanctionnée et ainsi de suite. Mais il faut aussi comprendre que ceux qui défendent aujourd’hui des valeurs dans la vie politique sont en permanence sous attaque. Le meilleur exemple, c’est l’affaire récente autour de « l’oncle Zsolt », et chacun, tôt ou tard, recevra ce qu’il mérite. Je ne veux pas m’attarder sur ce cas en particulier, mais puisque vous avez posé la question, demandons-nous pourquoi précisément Zsolt Semjén a été pris pour cible ? Tout le monde sait que Zsolt Semjén, je ne dirai pas que c’est un saint, mais il n’en est pas loin. Non seulement il est à mille lieues de tout péché grave, mais même des faiblesses ordinaires ; c’est un homme droit, fondamentalement innocent, et dans cette affaire, il l’est entièrement. Alors pourquoi l’a-t-on visé ? Pourquoi a-t-on voulu l’associer à une accusation de pédophilie ? Parce qu’il dirige le seul parti idéologique de la politique hongroise actuelle. Moi, je dirige le Fidesz, un parti populaire, structuré pour défendre un programme, des valeurs, pour rassembler des voix et exercer le pouvoir. Le KDNP, le Parti populaire chrétien-démocrate, n’est pas de cette nature. Ce parti affirme un système de valeurs chrétiennes fort et cohérent, et considère qu’il a le devoir de les représenter quoi qu’il en coûte politiquement. C’est un parti d’idées. Et l’homme-clé de ce parti, c’est son président. En essayant de le « descendre », alors qu’il est innocent, on a en réalité tenté d’abattre le seul parti hongrois fondé sur une base idéologique et chrétienne. Et puisque les partis chrétiens ne peuvent exister sans les Églises chrétiennes, cette attaque visait aussi, indirectement, l’Église elle-même. Il y a donc derrière tout cela des manœuvres sordides. Et pendant que vous avez raison de dire que, nous, chrétiens, devons lutter contre l’hypocrisie, contre le double langage, et chercher à vivre selon les plus hauts standards moraux, il faut en même temps rester conscients d’une chose : les chrétiens engagés en politique sont exposés à des campagnes de diffamation cyniques, menées par des forces qui ne reconnaissent aucune norme morale. Il ne faut pas que notre autocritique nous rende aveugles à cette réalité. Sinon, à force d’introspection, nous oublierions que le vrai danger ne vient pas tant d’un manque d’autocritique, même si c’est un problème réel, mais des attaques systématiques contre les personnes et les partis fondés sur les valeurs chrétiennes. C’est là le danger principal. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas s’occuper du problème de l’hypocrisie, bien sûr que si. Mais il ne faut pas laisser notre perception du danger se brouiller. Le véritable péril pour le christianisme vient de l’extérieur. Il existe aussi, certes, des menaces internes, ce que vous appelez l’hypocrisie, et il faut y faire face. Mais n’oublions jamais que la menace la plus grave vient de dehors. Ne confondons pas les deux.
Parlons aussi de cette autre question : quelle devrait être, selon vous, la juste distance qu’un État ou un gouvernement doit maintenir avec les Églises ? L’histoire offre de nombreux exemples où l’existence d’une Église d’État a conduit à la persécution d’autres courants chrétiens, ou à donner au clergé un pouvoir qui, à l’échelle nationale, a parfois nui davantage qu’il n’a servi le pays. Est-il possible de garder une distance égale vis-à-vis de toutes les confessions ? Et lorsqu’une politique gouvernementale prend une orientation confessionnelle, ne risque-t-elle pas d’aliéner la société majoritaire ou d’autres sensibilités ?
Vous venez en réalité de poser trois ou quatre questions à la fois…
Je ne souhaite pas trop les développer, mais simplement…
Ce sont des questions passionnantes, et si vous me le permettez, je veux bien les développer.
Absolument.
Je me ferai un plaisir de le faire. Commençons par le problème des relations entre l’État et les Églises. Vous avez évoqué des exemples historiques montrant les dérives possibles de leur imbrication : c’est juste. Mais regardons le présent : les dérives sont aujourd’hui encore plus grandes. Partout où des Églises d’État se sont constituées, souvent d’ailleurs dans des pays de tradition protestante, et où l’État a pris une orientation libérale, il a entraîné les Églises avec lui. Ainsi, la dégradation morale qu’on observe aujourd’hui dans le monde occidental, le cynisme, la remise en cause du modèle familial traditionnel, le rejet des valeurs absolues, s’est propagée aux Églises dès lors que l’État s’est engagé dans cette voie libérale. Ces Églises sont désormais en difficulté. Je ne citerai pas de pays ni de dénominations, mais chacun voit bien de quoi il s’agit. Les catholiques, avec leur bonhomie habituelle, aiment parfois me rappeler, à moi, calviniste : « Voyez ce qui est arrivé aux Églises protestantes pour avoir été trop proches de l’État ! » Mais ce n’est pas seulement une leçon du passé : c’est un problème bien actuel. Alors, existe-t-il une « bonne distance » entre l’État et les Églises ? Je crois que la Constitution hongroise a tenté une expérience intéressante en la matière, et avec le recul, on peut déjà l’évaluer. Elle dit ceci : les Églises et l’État fonctionnent séparément, mais coopèrent dans certains domaines d’intérêt commun. Et à mes yeux, c’est la bonne formule. Encore faut-il bien l’appliquer. Nous ne nous immisçons pas dans les affaires des Églises, et elles ne s’immiscent pas dans celles de l’État. Mais sur certaines questions, nous collaborons. Pourquoi ne le ferions-nous pas ? Un bon système éducatif, par exemple, est dans l’intérêt de tous. Ou encore l’accueil des véritables réfugiés, pas des migrants amenés ici pour l’argent, mais des personnes réellement persécutées ; ou l’aide aux plus démunis : pourquoi serait-ce un problème de coopérer dans ces domaines ? Je pense donc que la Constitution définit correctement les bases de la relation entre l’État et les Églises. La vraie question, c’est de savoir si nous la mettons bien en pratique. Et là, je dirais deux choses. D’abord : si les Églises estiment que l’État les soutient trop, qu’elles cessent de demander de l’aide financière. C’est ce que je propose. Si elles n’en demandent pas, nous n’en donnons pas. Nous ne donnons que ce qui nous est demandé. Je ne fais jamais de calculs, je pars du principe que quand elles sollicitent un soutien, c’est qu’elles en ont besoin et qu’elles savent à quoi il servira : un temple, une école, une œuvre sociale… Je n’ai jamais accordé de fonds de ma propre initiative : chaque aide de l’État répond à une demande des Églises. Deuxième point : la relation est régie par un accord. C’est le concordat conclu entre la Hongrie et le Vatican, qui définit les rapports entre l’État et l’Église catholique. Nous avons établi un modèle similaire avec les Églises protestantes. Ces textes constituent un cadre clair, et s’ils sont respectés par tous, la distance entre l’État et les Églises peut être optimale. Cela dit, je ne nierai pas qu’il importe qu’un pays ait un gouvernement fondé sur des valeurs chrétiennes, ou un Premier ministre chrétien, voire, dans mon cas, calviniste. Car contrairement à un chef de gouvernement de gauche ou libéral, je considère que l’existence même des communautés religieuses est une valeur en soi. Ce n’est pas seulement leur rôle social, dans l’éducation, la santé, la solidarité ou la protection de l’enfance, qui compte, mais le simple fait qu’il existe dans un pays des communautés spirituelles. C’est, pour moi, un bien précieux. Les partis de gauche ne partagent sans doute pas cette idée, mais je la revendique. Ces communautés spirituelles existent à travers les Églises, et leur existence même est bénéfique pour la Hongrie. La Constitution, d’ailleurs, le dit très justement : sans le christianisme, la Hongrie n’existerait pas aujourd’hui. C’est un fait. Depuis mille ans, le destin de la nation et celui du christianisme sont intimement liés, on ne peut l’ignorer. C’est une expérience, mais aussi une orientation. Le minimum que l’on puisse attendre de tout Premier ministre hongrois, c’est qu’il reconnaisse cela : plus il y a, dans notre pays, de communautés spirituelles enracinées dans la foi, mieux la Hongrie se porte. Même si le bénéfice n’est pas matériel, il n’est « que » spirituel, et c’est sans doute le plus essentiel. Je ne cache donc pas mon inclination en faveur des Églises chrétiennes. Je ne parle pas ici d’une position froide de juriste constitutionnel. Bien sûr, je dois en respecter les cadres, mais je me réjouis quand de nouvelles communautés se créent, quand les anciennes se renforcent, quand la vie spirituelle s’épanouit. Tout cela est, à mes yeux, une bonne chose pour la communauté nationale hongroise.
Je me permets une remarque, car vous avez formulé une critique, justifiée, à mon sens, à l’encontre des Églises d’État d’origine protestante.
Il s’agit plutôt d’une description.
Certes. Mais puisque vous avez évoqué l’Église catholique, il faut aussi rappeler que la direction du Vatican a également soulevé des questions morales qui ont conduit à un changement de position de l’Église catholique. Et j’aimerais vous interroger à propos de l’avenir de l’Europe. On évoque parfois l’idée d’une « renaissance » de l’Empire des Habsbourg, pensez-vous que ce soit souhaitable, ou même possible ? Car le catholicisme, ou la vision catholique du monde, est par nature plus universaliste, voire supranationale, que fondée sur la souveraineté des nations. Dans cette tension entre logique impériale et souveraineté nationale, cette différence a-t-elle encore une importance ?
Surtout dans les rapports historiques entre la Hongrie et les Habsbourg, sachant que Vienne a fait exécuter nos héros de la guerre d’indépendance, un passé lourd, plus douloureux que la manière apaisée dont vous l’avez évoqué. Commençons par un fait simple : la Hongrie est un pays dont environ 75 % de la population se rattache au catholicisme, et 25 % au protestantisme. Et nous, protestants, ferions bien de ne jamais l’oublier. Il est important de le savoir. C’est un pays comme ça. Les prédicateurs peuvent bien travailler à modifier cet équilibre, mais cela ne relève en aucun cas de la tâche du Premier ministre. À cet égard, j’appartiens donc à la minorité. J’ai cependant beaucoup de chance : mon épouse est catholique, ce qui me permet de comprendre et d’accueillir pleinement le point de vue catholique. Et, suivant une tradition hongroise ancienne, nos enfants ont adopté la foi de leur parent du même sexe : mon fils est protestant, mais mes quatre filles sont catholiques. À la maison, elles sont donc cinq avec leur mère, ce qui m’aide à bien percevoir ce monde et à penser aussi avec cette sensibilité-là. C’est un exercice, d’ailleurs, un vrai apprentissage. L’évêque Bölcskei, qui fut à l’époque le chef de l’Église réformée, a dit un jour, lors de la cérémonie d’installation du cardinal Erdő Péter à la basilique d’Esztergom, en référence à la diversité religieuse de la Hongrie : « Dans les tranchées, les querelles religieuses sont rares. » Cela voulait dire que, dans le monde moderne, c’est toute la chrétienté qui est aujourd’hui sous attaque. Les débats entre calvinistes et catholiques sont passionnants et peuvent être menés avec douceur et respect, mais il ne faut pas que, pris dans nos différends internes, nous oubliions qu’un adversaire bien plus grand nous combat tous. On pourrait dire que nous sommes tous sous l’assaut de l’Antéchrist. Nous sommes dans la même tranchée, et dans ces circonstances, les discussions doctrinales ne valent que si elles nous fortifient, non si elles nous affaiblissent. C’est là mon credo quant à la coexistence entre protestants et catholiques. Comment devons-nous aborder cette question aujourd’hui ? Eh bien, lorsque je parle de cela, et j’ai le privilège, après vingt ans à la tête du gouvernement, de pouvoir interroger presque n’importe qui sur des sujets touchant à la politique, même si la vie privée, bien sûr, c’est autre chose, j’en discute souvent avec mes frères catholiques. Je leur demande : internationalisme, supranationalisme ou nation ? Et là où nos conversations trouvent un point d’équilibre, c’est à peu près ici : l’Église catholique reconnaît que les nations sont des réalités uniques. Elles sont des créations de Dieu. Elles représentent chacune une facette de son visage, et il ne faut jamais bâtir de système qui efface ce trait divin qu’incarne chaque nation. Autrement dit, on peut, même sur une base catholique, trouver un équilibre entre deux dimensions : d’un côté, l’universalité, la fraternité, l’humanité partagée, et de l’autre, l’appartenance nationale comme valeur. C’est cet équilibre que, selon moi, le catholicisme hongrois doit toujours chercher à maintenir. Et je pense qu’aujourd’hui, c’est ce qu’ils professent et ce qu’ils représentent. Dans plusieurs affaires concrètes, j’ai vu des catholiques se battre avec autant de vigueur que les protestants, parfois même davantage, pour défendre la cause nationale sur la scène internationale. Je n’ai donc, à ce jour, aucune critique à formuler envers l’Église catholique en matière de défense des intérêts nationaux.
Vos adversaires politiques vous qualifient souvent d’autocrate. Et cela soulève la question suivante : après quinze ans de gouvernement Fidesz, quels contre-pouvoirs subsistent réellement au sein de l’appareil d’État hongrois ? L’accusation revient souvent : le parquet, la Cour constitutionnelle, la direction du système judiciaire seraient dirigés par des responsables nommés par le gouvernement ; le président de la République lui-même a été élu uniquement grâce aux voix de la majorité. Alors, quel contre-poids reste-t-il aujourd’hui au pouvoir du Fidesz ? Et, à titre personnel, seriez-vous à l’aise si vos adversaires politiques détenaient, un jour, une puissance équivalente à la vôtre ?
Dans la lutte politique, vous n’avez que la force et l’influence que vos adversaires vous laissent. Alors, au lieu de se plaindre, il faut se battre : c’est le conseil que je donnerais à mes opposants. J’ai moi-même dirigé l’opposition pendant seize ans. Autrement dit, il n’y a pas eu quinze ans de gouvernement Fidesz, mais vingt au total : seize d’un seul tenant, puis quatre autres, cela fait vingt. Si l’on veut voir les choses du point de vue de votre question, c’est donc encore « pire ». Mais j’ai connu les deux faces de la médaille. Vous avez devant vous non pas un Premier ministre qui ne connaît que le pouvoir, mais quelqu’un qui a aussi vécu l’autre côté, et plus longtemps que quiconque. Sans fausse modestie : il n’y a en Hongrie personne d’autre qui ait passé seize ans à trimer dans l’opposition, et, pire encore, à la diriger. Je l’ai fait aussi. Alors, quand on m’accuse d’autocratie, cela me fait sourire. Et je réponds : « Très bien, mais montrez-moi un autre dirigeant qui connaisse à la fois le pouvoir et l’opposition, et qui puisse peser ses décisions en ayant l’expérience des deux côtés. » Le système hongrois est un régime parlementaire, pas un régime autocratique. Le pouvoir n’en découle ni du Premier ministre, ni du président, mais du Parlement. C’est lui qui détient la légitimité et qui tranche sur l’essentiel. Bien sûr, dans un Parlement, celui qui a la majorité décide, mais ce sont les députés qui votent, pas le gouvernement. Ce n’est pas la même chose. Prenez, par exemple, le cas du parquet : les accusations qu’on entend ne tiennent pas. Le parquet n’est pas placé sous l’autorité du gouvernement, mais du Parlement. Regardons ailleurs : en Allemagne, où personne ne parle d’autocratie, le procureur général dépend directement du gouvernement, et le ministre de la Justice peut lui donner des instructions, y compris dans des affaires précises. Alors, avant de critiquer la Hongrie, il faut voir que, dans de nombreux pays européens, le ministère public est directement sous le contrôle du gouvernement, et qu’il existe même des pays où il peut intervenir dans des affaires particulières. En Hongrie, cela est impossible, car le parquet dépend du Parlement et non du gouvernement. Le procureur général n’est pas nommé par moi : je ne peux pas lui donner d’ordre. Je participe au vote, certes, mais c’est le Parlement qui l’élit. La Hongrie est donc un pays bien conçu et exemplaire en Europe en termes de répartition des pouvoirs constitutionnels. Beaucoup de gouvernements européens disposent de pouvoirs plus étendus que le gouvernement hongrois. Ce qui rend notre situation particulière, c’est que nous remportons les élections avec de larges majorités. Et comme le pouvoir est concentré dans le Parlement, cette majorité parlementaire se traduit mécaniquement par une forte capacité d’action, mais elle repose entièrement sur la légitimité que nous confèrent les électeurs. Quelqu’un doit bien recevoir ce mandat : les citoyens votent pour des députés, non pour le gouvernement, et ce sont ces députés qui élisent ensuite le gouvernement. Je pense que c’est un bon système. Et, à mon avis, ce que certains appellent « autocratie » est en réalité capacité d’action. Et cette capacité, la Hongrie en a tiré profit au cours de ces quinze, ou plutôt vingt, dernières années. Aujourd’hui, le vrai danger n’est pas la force, ou l’excès de pouvoir, mais la faiblesse. Regardez les gouvernements européens : ils sont fragmentés, paralysés par des coalitions qui se déchirent, incapables de décider, incapables de réformer. Au lieu d’agir, ils créent des comités. Ils n’ont pas su maîtriser la crise migratoire, ils n’ont pas su mener les réformes nécessaires pour la compétitivité. Le grand mal européen, ce n’est pas l’excès de pouvoir, mais le manque de pouvoir, le déficit de décision. Alors réjouissons-nous : la Hongrie, elle, a un gouvernement qui sait décider et agir.
Je vais vous soumettre une hypothèse, mais elle illustre peut-être le problème qui me préoccupe. Imaginons qu’aux prochaines élections, disons le 12 avril, le résultat soit très serré. Si le parti Tisza perd, il pourrait affirmer, comme c’est souvent le cas du côté des vaincus, qu’il y a eu fraude électorale, et une forte tension pourrait alors apparaître dans la société. Et si, au contraire, le gouvernement perd, il pourrait dire qu’il y a eu une influence extérieure si intense qu’elle remet en cause la légitimité du résultat. Dans un tel scénario, quasi-« pré-guerre civile », existe-t-il encore en Hongrie une institution ou une autorité bénéficiant d’une telle confiance publique qu’elle pourrait apaiser la situation ?
Je crois comprendre votre question… mais j’en tire surtout la conclusion que vous ne me faites pas confiance. Pourtant, j’ai déjà gagné des élections et j’ai exercé le pouvoir, et j’en ai aussi perdu, et je l’ai transmis.
Mais la question de la tension sociale, elle, reste posée.
Et ces tensions, nous les avons toujours sues gérer. Chaque alternance de pouvoir s’accompagne de tensions. Même une victoire électorale du gouvernement en provoque. Regardez-moi : j’ai connu tout cela, je les ai toutes traversées. Pourquoi aurais-je perdu, aujourd’hui, la capacité d’y faire face ou d’y remédier ? Je ne l’ai pas perdue. Ayez confiance en moi. Quand nous arriverons au pont, nous le traverserons.
Merci beaucoup pour cet entretien ! Je viens de m’entretenir pendant un peu plus d’une heure avec Viktor Orbán. Les questions ont été nombreuses et parfois vives, mais c’est maintenant à vous, chers spectateurs, de nous dire ce que vous en pensez, dans les commentaires. Merci encore, Monsieur le Premier ministre. Et à vous, chers internautes : si cette conversation vous a plu, ou si vous souhaitez découvrir d’autres contenus du Hetek, n’hésitez pas à vous abonner à notre chaîne YouTube. À très bientôt !