Zsolt Törőcsik : Bienvenue à toutes et à tous depuis Tusnádfürdő (Băile Tușnad), où nous avons pour invité le Premier ministre Viktor Orbán. Bonjour à vous !
Bonjour à vous !
Puisque nous sommes à Tusnádfürdő (Băile Tușnad), commençons par rappeler que l’université d’été de Bálványos dépasse depuis longtemps les seuls enjeux de politique nationale, et touche aussi à des questions stratégiques. L’an dernier, vous y avez d’ailleurs présenté les fondements de la grande stratégie hongroise. Quelle est, selon vous, l’importance de cette rencontre pour déterminer les orientations futures de la Hongrie et de la région ?
Si je réponds à votre question sur le plan intellectuel, je dirais que l’université d’été de Tusnádfürdő (Băile Tușnad) représente une forme de libération. Une libération pour la politique hongroise. Dans le champ politique, la perspective est capitale. Tout dépend de l’horizon de temps dans lequel on inscrit ce qu’on dit, ce qu’on analyse, ce dont on s’occupe. Or, la politique est un monde accaparé par les affaires du quotidien, elle vous enferme. Le matin, on entre au bureau, il y a un nombre x de dossiers à traiter, des décisions à prendre, à exécuter : c’est un système qui vous encercle dans le domaine des affaires courantes. Alors, c’est une expérience exaltante pour nous, et peut-être aussi pour les citoyens intéressés par la politique, de pouvoir, de temps à autre, s’évader de ce cadre étroit pour accéder à un espace plus vaste. En d’autres termes, on commence à parler de demain, de 2030, de 2040, de 2050 : on se demande quel est le sens profond, ou élevé, de ce que nous faisons, quelles en sont les perspectives. Puis, tout à coup, cette réflexion suscite une effervescence intellectuelle, de l’énergie, une forme d’enthousiasme : elle nous libère. C’est pourquoi tout le monde aime venir ici, à Tusnádfürdő (Băile Tușnad). Il ne faut pas voir cette université libre comme un lieu où chacun fait ce qu’il veut, même si c’est vrai : il y a des concerts, de la culture, de la politique… Mais il faut aussi y voir un espace qui, par sa perspective, nous ouvre une échappée, qui nous libère de l’étroitesse du quotidien. Voilà pourquoi on y revient toujours, moi le premier, depuis trente et quelques années, Dieu seul sait combien d’années déjà.
Si l’on regarde justement ces perspectives, que peut-on dire depuis l’an dernier ? Vous aviez alors évoqué une grande stratégie avec un horizon à peu près fixé à 2050. Comment cela a-t-il évolué depuis l’année dernière ?
L’an dernier, j’ai utilisé une astuce. J’ai dit qu’il existait une grande stratégie hongroise, j’en ai esquissé quelques éléments, mais j’ai ajouté qu’elle n’était pas encore dans un état permettant de présenter ses détails. Demain, je vais faire un pas de plus : je pourrai déjà exposer certains éléments majeurs de cette stratégie.
Puisque vous parlez de perspective, l’université d’été a toujours aussi donné une perspective du point de vue de la politique nationale. Dans cette optique, la question de la continuité des communautés hongroises hors des frontières, et celle du renforcement des liens avec la patrie-mère, sont des enjeux clés. Quel regard portez-vous sur les dernières années à cet égard, et que peut faire le gouvernement pour que ces liens deviennent toujours plus étroits ?
Il y a une phrase importante en politique hongroise : « Ce sont les États qui ont des frontières, pas les nations. » Dans certains pays, cette phrase ne signifie rien, car les frontières de la nation et celles de l’État coïncident. Mais notre histoire est différente. Nous avons perdu des territoires, on nous les a enlevés. Un tiers du peuple hongrois est resté hors des frontières. Chez nous, les frontières de l’État et celles de la nation ne coïncident pas. Et donc, naturellement, la politique hongroise, dans son expression institutionnelle, s’occupe des affaires des citoyens vivant à l’intérieur des frontières de l’État. Mais au-delà de cela, il existe un horizon national. Ici, à Tusnádfürdő (Băile Tușnad), le contexte nous rappelle constamment que lorsque l’on réfléchit à l’avenir en tant que Hongrois, lorsqu’on réfléchit à soi-même, il ne faut pas se limiter aux Hongrois vivant en Hongrie, mais inclure aussi les Hongrois vivant au-delà des frontières. C’est ce qu’on appelle « manière de penser en termes de nation ». C’est une expression qui peut prêter à sourire – « en quoi penserait-on sinon ? » me direz-vous. Un écrivain disait une fois qu’il, lui, pensait en termes de sujet et de verbe. On peut plaisanter. Mais cette formule a un vrai sens : penser en termes de nation, cela veut dire considérer le destin du peuple hongrois dans une perspective plus large, non pas restreinte aux intérêts de ceux qui vivent à l’intérieur de frontières tracées contre notre volonté, mais intégrant aussi ceux de ceux qui vivent au-delà. Cette rencontre nous le rappelle, car c’est le plus grand rassemblement politique entre la Hongrie et le monde hongrois hors frontières. C’est un grand acquis, d’ailleurs, et il n’est même plus contesté aujourd’hui. Je me souviens qu’en 1990, quand nous avons démarré la démocratie en Hongrie, ce sujet faisait encore l’objet d’intenses controverses : « petite Hongrie », « grande Hongrie » ou la Hongrie historique. Je n’aime pas le terme « Grande Hongrie ». En effet, e sont d’autres pays, qui n’ont jamais existé dans la forme qu’ils revendiquent, qui utilisent le mot « grand », cela reflète plutôt une aspiration. La Hongrie, ce n’est pas ça. Moi, je préfère parler de la Hongrie historique, car c’est une réalité : ce n’est ni une idée, ni un projet, c’est un fait qui a existé. Et c’est à cela que nous faisons référence lorsque nous parlons de nation. Je me souviens bien que, dans les premiers temps de la démocratie, la question faisait rage : fallait-il ou non penser en termes de nation ? Il y avait des partis, notamment à gauche, surtout le SZDSZ, qui refusaient cette approche. Mais ces partis ont disparu, ou ils ont changé de position. Aujourd’hui, il existe un consensus politique en Hongrie, et la Constitution stipule que le gouvernement hongrois est également responsable des Hongrois vivant au-delà des frontières.
Concrètement, si l’on regarde les années passées, ou si l’on se tourne vers l’avenir proche, comment cela se manifeste-t-il dans la pratique ?
Il y a l’institution de la double citoyenneté, que nous avons mise en place. C’est un acte historique du gouvernement national. Nous avons également lancé des programmes de développement économique. Nous sommes ici en Transylvanie : les échanges commerciaux entre la Roumanie et la Hongrie dépassent désormais les 13 milliards d’euros, ce qui en fait, je crois, la troisième relation économique la plus importante pour nous. Il s’agit donc pour nous d’une relation économique extrêmement importante. Quand nous lançons un programme de développement économique dans une région au-delà des frontières, en réalité, nous étendons le champ d’action du commerce hongrois. Ensuite, il y a les institutions éducatives et culturelles. Aujourd’hui, dans le bassin des Carpates, à un moment donné, environ 230 000 jeunes apprennent en hongrois. Nous avons construit et rénové plusieurs centaines de jardins d’enfants et de crèches. Pour nous, il est essentiel que les enfants hongrois qui naissent puissent apprendre dans des institutions en langue hongroise, puissent découvrir et comprendre le monde en hongrois. Autre application concrète de la manière de penser en termes de nation : nous avons prolongé nos autoroutes jusqu’aux frontières, car cela permet de relier aussi les communautés hongroises d’outre-frontière. Avec la Transylvanie, nous avons déjà deux connexions de ce type, et bientôt celle en direction de Szatmárnémeti (Satu Mare) sera prête, puis nous descendrons vers le sud pour ouvrir également le comitat de Békés à partir de Nagyszalonta. Autrement dit, dans presque toutes les politiques publiques, transports, culture, fiscalité, citoyenneté, éducation, on voit apparaître cette manière de penser en termes de nation.
Pour que cela fonctionne, il est évidemment utile que les relations bilatérales soient bonnes avec les pays qui comptent une minorité hongroise. Justement, avant de venir à Tusnádfürdő (Băile Tușnad), vous avez rencontré le Premier ministre roumain à Bucarest. Cette entrevue a-t-elle permis d’avancer aussi sur ces sujets ?
Nous partons d’une position favorable. L’année dernière, la diplomatie hongroise a accompli un acte remarquable : nous avons levé la frontière physique entre la Hongrie et la Roumanie. Les Roumains, à mon avis, ont été injustement malmenés et maintenus à l’extérieur de ce qu’on appelle l’espace Schengen, dans lequel la circulation est libre. Sous la présidence hongroise, nous avons réussi à faire entrer la Roumanie dans Schengen. Sur le plan historique, et au vu des relations entre nos deux pays, ce n’est sûrement pas de nous que les Roumains attendaient une telle aide. Et pourtant, c’est le contraire qui s’est produit : c’est nous qui les avons accompagnés et aidés à obtenir ce résultat, en coopération efficace. Donc la rencontre d’avant-hier avec le nouveau Premier ministre roumain s’est ouverte sur une base positive, avec un succès commun derrière nous. C’est un nouveau Premier ministre, mon 23ème ou 24ème homologue, je ne sais plus. Disons que la stabilité gouvernementale roumaine n’est pas vraiment comparable à la nôtre, c’est un autre monde ici. Ici, c’est plutôt le président qui stabilise le système, puisqu’il est élu au suffrage universel direct. Donc ne soyons pas injustes envers les Roumains : leur système comporte un élément de stabilité, c’est la présidence, mais les Premiers ministres changent souvent. C’est pourquoi il est toujours important de savoir qui se trouve en face de nous à un moment donné. Et là, ils ont nommé un homme de Nagyvárad (Oradea). Lui parlait en roumain, moi en hongrois, mais culturellement, nous partagions les mêmes codes. Il a vécu à quelques kilomètres de la frontière hongroise, et il a été maire de cette ville pendant de longues années. Un poids lourd. Je dirais donc brièvement que c’est un homme solide, un poids lourd, avec des idées claires. La situation économique en Roumanie est très difficile. Ce n’est pas à moi de la juger, mais le pays doit faire face à des défis économiques majeurs, qui nécessitent une réelle expertise. J’ai déjà vu cela. C’est un peu comme la fin du système Gyurcsány en Hongrie, ce que nous avons connu en 2009, 2010, 2011. C’est gérable, nous l’avons géré, mais il faut se retrousser les manches. J’ai rencontré un Premier ministre déterminé, expérimenté, et je pense que la Roumanie a une vraie chance de surmonter ses difficultés avec lui.
Abordons un autre voisin, l’Ukraine. Si l’on parle de la guerre et de la situation ukrainienne : l’an dernier, vous êtes arrivé ici après une mission de paix, et vous disiez que la politique pro-guerre en Europe commençait, lentement mais sûrement, à céder la place à une politique favorable à la paix. Or aujourd’hui, après une période d’hésitation, on voit une reprise vigoureuse du soutien à l’Ukraine, et la pression de Bruxelles pour son adhésion à l’Union est encore plus forte que l’année dernière. Que faudrait-il pour qu’on puisse reparler de paix avec un ton optimiste, et aussi pour que la question de l’adhésion européenne de l’Ukraine prenne une autre direction ?
Puisque vous évoquez la situation d’il y a un an, effectivement, j’étais alors à Kiev, et j’ai pu discuter avec le président Zelensky. J’ai essayé de l’aider, en lui disant très clairement qu’ils avaient perdu cette guerre, ou qu’ils allaient la perdre très bientôt. Le temps ne joue pas en leur faveur. Jamais, dans l’histoire, une superpuissance nucléaire n’a été vaincue. C’est pourquoi, à mes yeux, l’Ukraine aurait eu intérêt à se diriger vers un cessez-le-feu, vers la paix. Mais à ce moment-là, ils ont fermé la porte à cette perspective, et le président a rejeté ma proposition. Je lui ai dit que je pouvais jouer les intermédiaires, que j’allais à Moscou, à Pékin, que j’allais rencontrer le futur président des États-Unis, et que je serais ravi d’être un instrument utile de la paix, si lui aussi le souhaitait. Mais il n’en a pas voulu. Il m’a répondu que le temps jouait pour les Ukrainiens, qu’ils allaient gagner cette guerre, que ce n’était qu’une question de temps, et qu’on verrait bien si les Américains choisiraient finalement la voie de la paix. À mon avis, c’était une décision tragique de sa part, et ils en paient aujourd’hui le prix fort. Pas nous, les Hongrois – eux, les Ukrainiens. Il y a un an, il aurait été possible de conclure un cessez-le-feu, voire la paix avec les Russes dans des circonstances beaucoup plus favorables. Aujourd’hui, leur position est bien plus faible. Le président Zelensky a mal évalué la situation. L’idée que le temps est du côté de l’Ukraine : ce n’était pas vrai il y a un an, ce n’est pas plus vrai aujourd’hui. Mais enfin, c’est leur affaire. De notre côté, nous avons fait ce que nous pouvions : nous avons formulé une proposition et proposé notre concours. À partir de là, chacun est maître de sa propre destinée. Depuis, dans les relations hongro-ukrainiennes, un seul élément pèse vraiment, c’est que Bruxelles insistent pour faire entrer l’Ukraine dans l’Union européenne. La Hongrie est voisine de l’Ukraine. Si nous vivions sur la côte de l’Atlantique, nous pourrions dire : bon, si là-bas, à l’autre bout de l’Europe, vous estimez que c’est une bonne chose, alors discutons de l’adhésion de l’Ukraine. Mais nous ne vivons pas sur la côte de l’Atlantique. Nous ne vivons même pas dans une zone intérieure sûre comme l’Allemagne. Nous vivons ici, en bordure orientale de l’Europe, juste à côté de l’Ukraine. La réalité, c’est que l’adhésion de l’Ukraine est inacceptable pour nous. En effet, si nous faisons entrer l’Ukraine, nous faisons entrer la guerre. Et c’est notre région qui en deviendra le théâtre. Faire entrer dans l’UE un pays en guerre, cela signifie intégrer la guerre à l’Union. Cela signifie la guerre en Europe, et géographiquement, c’est la région voisine de ce pays candidat – ou membre – en guerre, donc la nôtre, qui en subirait le plus lourd tribut. C’est inadmissible. Des milliers de Hongrois mourraient, nos jeunes seraient envoyés au front, nous serions entraînés dans la guerre, nous subirions des destructions massives, notre économie serait ravagée, comme c’est généralement le cas en temps de guerre. La Hongrie a donc un intérêt vital à rester ferme dans son refus de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. De plus, elle doit le faire clairement comprendre aux Occidentaux : cela ne relève pas d’une tactique. C’est une question existentielle pour la Hongrie. Nous ne soutiendrons jamais une politique étrangère qui mettrait en péril l’existence même de notre pays. Parce que nous sommes Hongrois.
En même temps, Zelensky affirme que cela nuit aux intérêts de l’Ukraine. Cette semaine, il a même déclaré que toute personne portant atteinte aux intérêts de l’Ukraine devra faire face aux conséquences. Parallèlement, après l’incendie de l’église de Palágykomoróc, plusieurs inscriptions hostiles aux Hongrois sont apparues en Transcarpatie. Quelles mesures ou quelles réponses ces événements exigent-ils de la part de la Hongrie ?
Je me demande si la phrase que vous citez du président ukrainien est vraie – à savoir que la position de la Hongrie nuit aux intérêts de l’Ukraine. Peut-être. Mais la Hongrie ne se contente pas de dire non. Nous avons une proposition pour les Ukrainiens. Parce que nous ne les considérons pas comme des ennemis. Peut-être qu’eux nous voient comme tels, mais ce n’est pas notre cas. Nous pensons qu’il est nécessaire de mettre en place une coopération maîtrisée entre l’Ukraine et l’Union européenne : une coopération raisonnable et bien structurée, qui n’entraîne pas de risques de guerre pour l’Union européenne. Donc il ne saurait être question d’une adhésion, parce que celle-ci est irrévocable. On ne peut pas « exclure » un pays une fois qu’il est membre. Une fois qu’on l’a intégré, on assume aussi son destin. Et le destin de l’Ukraine aujourd’hui, c’est d’être un État tampon voisin de la Russie. C’est un destin que nous ne voulons pas partager. Les Hongrois, justement, s’en sont échappés : nous aussi étions un État tampon à l’époque de la guerre froide. Nous ne faisions pas partie de l’Union soviétique, mais nous étions placés à sa frontière ouest, à la périphérie de l’Est, et pour l’Occident, à sa périphérie orientale. Nous savons ce que c’est. Nous comprenons parfaitement cette situation. Et nous ne voulons pas y retourner. C’est là qu’en est aujourd’hui l’Ukraine. C’est sans doute inconfortable, c’est vrai, ils veulent s’en libérer, mais l’histoire est ce qu’elle est : on ne change pas l’adresse d’un pays, surtout pas aux dépens de son voisin. Donc nous avons une offre : pas de statut de membre, mais une coopération stratégique, fondée sur un accord contractuel, que l’on peut renégocier, suspendre ou modifier selon l’évolution de la situation. Nous sommes prêts à cela. Mais ce n’est pas le sujet à l’heure actuelle : la question de l’adhésion est poussée de force. Et il ne fait aucun doute que l’Ukraine nous menace. L’Ukraine adresse des menaces très graves à la Hongrie. J’essaie de gérer cela avec sang-froid et un calme stratégique. Ce n’est pas le moment pour des têtes brûlées. Ce n’est pas un théâtre, même si le président Zelensky vient du théâtre. Ce n’en est pas un. Ici, il faut du sang-froid et de l’expérience. Alors parfois, je laisse passer, parfois je prends les choses au sérieux, parfois je donne des consignes aux services secrets ou aux forces de sécurité pour prendre des contre-mesures. On donne la réponse qu’il faut, même si on ne le crie pas sur tous les toits. Mais la vérité, c’est que l’Ukraine s’introduit de plus en plus profondément dans la vie politique hongroise. Il y a déjà des partis pro-ukrainiens, comme le Tisza ou la DK. Ils sont soutenus par Bruxelles et par l’Ukraine. Ils se sont introduits dans les médias, de manière parfaitement identifiable. Nous connaissons les journalistes, les plateformes qui, de façon commanditée, défendent le point de vue ukrainien en Hongrie. Ils sont aussi infiltrés dans le monde des experts. On voit apparaître des avis, disons « d’experts », selon lesquels ce seraient nous, les Hongrois de Hongrie, qui aurions incendié l’église de Transcarpatie pour provoquer un conflit. C’est de la folie pure. Mais personne ne sort ce genre de bêtises tout seul : il y a des intérêts derrière. Nous devons donc nous défendre. L’Ukraine s’immisce, pas de façon ouverte, mais dans les zones grises, secrètes, opaques, elle s’introduit dans le corps de la Hongrie, dans sa vie publique. Nous devons nous protéger contre cela. Nous agirons toujours avec la juste intensité, sans hésitation. Ils nous connaissent : ils savent que nous défendrons nos intérêts nationaux jusqu’au bout, coûte que coûte.
Le soutien à l’Ukraine occupe une place importante dans le prochain budget pluriannuel de la Commission. La semaine dernière, vous avez dit qu’environ 20 à 25 % de ce budget iraient, sous différents intitulés, à l’Ukraine. Cela représente quel montant, si on le compare par exemple au PIB de la Hongrie, ou du point de vue de ce que cela coûterait aux contribuables et aux familles hongroises ?
J’ai fait faire toutes sortes de calculs. Il est difficile de rendre cela concrètement perceptible, mais peut-être que ce que nous pouvons tous comprendre, c’est ceci : la somme qu’ils veulent donner à l’Ukraine représente, pour une seule année, dix-huit fois le montant total versé en pensions de retraite en Hongrie. C’est cela qu’on devrait donner, ou plutôt que l’Ukraine recevrait de l’Union européenne, et une partie de cette somme viendrait de nous. D’après nos estimations, l’Ukraine recevrait environ 360 à 370 milliards d’euros sur sept ans, alors que le produit intérieur brut annuel de la Hongrie tourne autour de 200 milliards d’euros. À l’échelle hongroise, nous parlons de montants colossaux.
Partout en Europe, les agriculteurs sont ceux qui se sentent les plus grands perdants de ce budget. En Hongrie aussi, le point de vue est clair : ils ont l’impression que leur argent est pris pour être donné à l’Ukraine. Qu’est-ce qui se cache derrière tout cela ? Pourquoi les aides agricoles seraient-elles les plus lourdement amputées ?
C’est une question difficile de savoir qui sont les plus grands perdants. En théorie, chaque citoyen européen est perdant, parce que l’argent est brûlé pour rien en Ukraine, sauf pour quelques grandes multinationales européennes, qui y sont déjà présentes, et qui empocheront l’essentiel des fonds que nous allons leur envoyer, tout comme cela s’est produit à l’époque où nous avons adhéré à l’Union européenne : elles les ramasseront, et les rapatrieront chez elles. Donc il y a quelques grandes entreprises internationales ; européennes et américaines, qui feraient le jackpot si ces milliards arrivent en Ukraine. Mais les citoyens européens, y compris les Hongrois, y perdraient tous. Et effectivement, les agriculteurs seraient en haut de la liste des perdants : non seulement parce qu’ils veulent leur retirer une énorme partie des fonds, pour les rediriger vers l’Ukraine, mais en plus, ils perdraient des débouchés. En effet, les conditions de production agricole en Ukraine n’ont rien à voir avec celles d’ici : chez nous, les coûts sont bien plus élevés à cause des nombreuses normes que nos agriculteurs sont obligés de respecter. Ce ne serait pas une concurrence équitable si les produits ukrainiens entraient sur le marché européen à bas prix alors que nous devons produire à coût élevé. Il faut donc défendre nos agriculteurs. Je trouve révoltant que les experts du parti Tisza traitent les agriculteurs – européens en général, hongrois en particulier – de singes dressés ou de chimpanzés, au prétexte qu’ils ont structuré leur activité en fonction d’un système de subventions. Que devaient-ils faire, selon eux ? D’une part, on ne parle pas ainsi des gens. D’autre part, leur diagnostic est tout simplement erroné.
Par ailleurs, les conditions liées à l’état de droit seraient…
Certes, si je me place du point de vue de l’évolution rhétorique de la gauche : leur ancien candidat au poste de Premier ministre qualifiait les électeurs de droite de champignons nourris au fumier, maintenant ce sont des chimpanzés : nous pouvons y voir une certaine logique évolutive.
Par ailleurs, les conditions liées à l’état de droit seraient aussi durcies. Par exemple, les aides agricoles seraient soumises au respect de critères dits « d’état de droit », au motif qu’ils permettraient une gestion plus efficace des ressources. Quel rapport voyez-vous entre l’état de droit et l’efficacité ?
Cet outil de l’état de droit n’est rien d’autre qu’un gourdin politique, cela n’a rien à voir avec l’état de droit. Les plus grands piétineurs de l’état de droit aujourd’hui en Europe, ce sont la Commission et Bruxelles eux-mêmes. C’est d’un cynisme inouï qu’une institution qui foule au pied l’état de droit ose donner des leçons à un État membre. Ce dispositif n’est rien d’autre qu’un outil de chantage politique. Il faut tout bonnement l’abandonner.
Un autre sujet : hier, le gouvernement a interdit d’entrée sur le territoire hongrois un groupe musical irlandais connu pour ses propos antisémites et son soutien au terrorisme, groupe qui devait se produire au festival Sziget. Je n’ai pas l’intention de citer ici la réaction du groupe, parce que ça ne passerait pas dans le cadre de cette émission…
Nous pouvons l’imaginer.
…mais les organisateurs du festival ont réagi en disant qu’ils condamnaient bien sûr les discours de haine, tout en garantissant à chaque artiste son droit fondamental à la liberté d’expression artistique. Nous en avons beaucoup parlé ces derniers jours : qu’est-ce que cela signifie ? Qu’est-ce qui relève de la liberté artistique, et qu’est-ce qui ne rentre pas dans ce cadre ? Il semble en tout cas que le gouvernement et les organisateurs du festival n’en aient pas du tout la même lecture. D’après vous, de quoi s’agit-il au fond ? Où faut-il placer le curseur ?
D’abord, il faut garder son sang-froid. J’ai du respect pour les professionnels du showbiz hongrois, y compris ceux qui organisent des concerts et des festivals, comme le Sziget. C’est un boulot exigeant, une logistique lourde – c’est un métier difficile, même si ça peut rapporter gros. Mais je vais être franc : au départ, j’étais furieux contre eux. Comment ont-ils pu mettre la Hongrie dans une situation pareille ? Ce n’est pas au gouvernement d’avoir à intervenir dans une affaire comme celle-là. Ils auraient simplement dû avoir le bon sens de ne pas inviter ce groupe. Est-ce que ce satané de fric compte à ce point, au point de tout justifier ?! Mais ensuite j’ai pris du recul. J’ai étudié les possibilités juridiques qui s’offraient à nous. Nous avons travaillé tranquillement pendant plusieurs jours pour trouver la bonne solution juridique, celle qui nous permettrait de refuser l’entrée à des individus de ce type. Et notre système juridique est très clair sur ce point : la Hongrie est un pays libre. C’est une île de paix où on vit ensemble en paix, et il est hors de question que qui que ce soit soit insulté à cause de ses origines ou de sa religion, même verbalement. Il n’y a pas de place ici pour ce genre de chose. Si tu viens en Hongrie, tu respectes nos lois. Sinon, autant ne pas venir, mon pote.
Mais si nous nous regarde les événements récents, nous pouvons voir que plusieurs cas ont soulevé la question de l’expression artistique, souvent invoquée pour justifier des actes pour le moins curieux. Jusqu’où peut, ou doit, aller la tolérance à l’égard des opinions divergentes, ou leur expression ?
À mes yeux, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Certes, c’est un débat intéressant, mais pourquoi s’échauffe-t-il soudain à huit mois des élections ? Parce que ce débat n’a rien de spontané : il est déjà une étape de la campagne électorale. Quand il s’agit de dilemmes démocratiques, il vaut toujours la peine de regarder du côté des États-Unis ; après tout, c’est là que ce modèle a été inventé (même si, selon les Français, ce serait plutôt eux, mais refermons la parenthèse). Aux États-Unis aussi, une grande partie des artistes se rallie aux candidats libéraux, c’est-à-dire au Parti démocrate. Nous assistons ici au même phénomène. Avec, parfois, de graves dérapages : L’un qualifie les électeurs de droite de « protozoaires » ; l’autre simule sur scène l’assassinat du Premier ministre ; le troisième traite les agriculteurs de chimpanzés. Nous avons droit à tout. Mais ce n’est plus de la liberté artistique qu’il est question, c’est de campagne électorale. Soyons clairs : une grande partie, avouons-le, la majorité du monde artistique et du showbiz, comme aux États-Unis, s’aligne sur la gauche libérale. C’est ce qui se passe également en Hongrie. Qu’ils reçoivent de l’argent en échange, cela ne fait aucun doute, mais c’est ainsi que fonctionne le monde. Aux États-Unis, cela n’a pas porté ses fruits. Et en général, ça ne fonctionne pas. Je pense, pour ma part, que les citoyens n’aiment pas qu’un artiste célèbre ou respecté cherche à leur dicter leur vision de la vie ou de la politique. Cela n’a pas fonctionné aux États-Unis jusqu’à présent. Je suis de ceux qui pensent que ces attaques se retournent contre leurs auteurs. Politiquement, elles ne nous font pas de tort, au contraire, elles pourraient bien nous servir. En tout cas, elles ont le mérite de clarifier les choses.
J’ai interrogé Viktor Orbán, Premier ministre de Hongrie, à Tusnádfürdő (Băile Tușnad), sur l’université d’été de Bálványos, les menaces liées à l’Ukraine, et le budget de l’Union européenne.
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