Zsolt Bayer : Bonjour à tous, et bienvenue dans le podcast « Pique avec Bayer et Ambrózy » du quotidien Magyar Nemzet. Bon, pour être honnête, je ne suis pas fan des jeux de cartes français… Cependant, je suis un passionné d’ulti, et comme ce jeu se joue à trois, nous avons invité le Premier ministre. Bonjour Monsieur le Premier ministre !
C’est un excellent choix. Bonjour à vous !
Zsolt Bayer : L’ulti, c’est du sérieux, il faut le reconnaître.
C’est même une compétence de base dans notre métier. On aime plaisanter, voire se moquer à mes dépens quand je dis que quelqu’un qui ne sait pas jouer à l’ulti ne peut pas être Premier ministre. Mais c’est une affirmation très sérieuse. La politique hongroise n’a pas d’équivalent en Europe, pour des raisons historiques et autres. Et il n’y a pas non plus de jeu comparable à l’ulti. Partout ailleurs, on joue en équipes fixes. Jouer à trois, c’est une spécificité hongroise. Si je veux marquer des points, deux autres peuvent s’allier contre moi, et je dois les battre. Et si je ne peux pas jouer une bonne carte moi-même, alors je dois empêcher l’autre de le faire. C’est cela qui résume l’essence de la politique hongroise.
Zsolt Bayer : Justement, ça m’amène directement à ma première question. Plongeons dans la politique intérieure. Ton principal adversaire est un homme que, s’il ne t’affrontait pas, la presse de gauche et libérale traiterait, du matin au soir, de menteur compulsif et d’agresseur de femmes. Mais comme c’est toi qu’il défie, ils le placent sur un piédestal. Alors dis-moi, à ton avis : est-ce la fin de la politique, ou bien est-ce cela, aujourd’hui, la politique ?
Personne n’a encore la réponse à cette question. Peut-être qu’avec quelques années de recul, nous pourrions dire si l’époque des politiciens à l’ancienne, disons, des gens comme nous, qui partons des faits, des programmes, du travail, des résultats et de la responsabilité, est révolue, et si un nouveau type d’homme politique est en train d’émerger. Pour l’instant, ce que je vois, j’y réagis comme ce vieux Sicule qui voit une girafe pour la première fois : c’est beau, c’est curieux, mais je n’en voudrais pas à la maison.
Áron Ambrózy : Puisqu’on parle de faits et de réalité : ce week-end, le Parti Tisza a tenu son congrès. Ils ont failli présenter leurs candidats, finalement ils ne l’ont pas fait, mais ils ont annoncé leur programme, en disant que cela prouve leur capacité à gouverner. Quand vous, en 2009–2010, vous vous prépariez à reprendre les rênes du pays, vos congrès, c’était quel genre de format ? Mihály Varga et Tamás Deutsch installés côte à côte dans un débat pour dire : « Ce qu’on mettra au centre de notre gouvernement, ce sera les gens ? »
Magnifique…
Áron Ambrózy : Ou c’était un peu plus compliqué ?
Je dirais que là, on touche au fond du sujet. Nous avons toujours été portés par une communauté politique organisée, ce qu’on appelle un parti. Cela veut dire des membres, des groupes locaux, des responsables, une structure claire, des devoirs, des comptes à rendre. Nous fonctionnons comme une véritable organisation. Ce à quoi nous avons affaire en face, ce n’est pas ça. Ce dont vous parlez, le Tisza, c’est un mouvement politique numérique. Ils n’ont pas de parti. En tout cas, pas au sens où nous l’entendons : pas de candidats, pas d’adhérents, pas de responsabilités, pas de hiérarchie, pas de programme structuré. Il s’agit d’un mouvement politique numérique. Et c’est un phénomène sérieux. Car il se peut très bien que ces mouvements numériques remplacent un jour les partis traditionnels. Mais là non plus, nous n’avons pas encore la réponse. Ce que je sais, c’est que nous, nous avons une communauté politique exceptionnelle, même à l’échelle européenne : un grand parti structuré, avec une base fidèle. Eux, en face, ont un mouvement numérique, mais pas de parti. Nous, pendant longtemps, nous n’avions pas ce type de présence numérique. C’est à Tusnádfürdő, il y a un an, que j’ai annoncé la création du Club des Combattants, pour mobiliser des jeunes prêts à l’action. Nous avons commencé à le construire il y a quelques mois. Aujourd’hui, nous avons donc un demi-mouvement numérique. Voici mon hypothèse, que je suis incapable de prouver, et que la science ne peut pas non plus confirmer, car nous sommes en pleine période de transition : dans le monde moderne, il faut à la fois un parti politique traditionnel, bien organisé, et un mouvement politique numérique. Nous, nous avons les deux… enfin, un parti entier, et disons un demi-mouvement numérique. Notre adversaire, lui, n’en a qu’un seul. Voilà où nous en sommes aujourd’hui.
Zsolt Bayer : Je te promets que nous allons bientôt poser des questions qui appellent des réponses concrètes.
D’ailleurs, je pourrais m’en poser une moi-même, rien que pour pouvoir y répondre : de quoi pouvaient bien discuter deux futurs ministres lors du congrès de préparation à la gouvernance du Fidesz ? Ils ont probablement discuté de la manière dont nous avions fait les choses par le passé. Parce que nous, entre 1998 et 2002, nous avons une expérience gouvernementale derrière nous. Nous pouvions dire : on a fait ça, puis ça, puis ça, puis les gens de Gyurcsány ont tout démoli. Ce qui marchait, on le garde, ce qui ne marchait pas, on le laisse, et Gyurcsány, on l’oublie – au revoir, merci ! C’est probablement ce dont nous aurions parlé. Et si aujourd’hui nous avions un tel congrès, je dirais sans doute quelque chose comme : Regardez, en 2022, nous avons pris un certain nombre d’engagements. Nous les avons tenus, à mon avis, à plus de 90 %. Nous avons promis que la Hongrie resterait en dehors de la guerre, même si Bruxelles se mettait sur la tête, ce serait non. Nous avons dit pas de migrants, même si Bruxelles adopte le pacte migratoire, ce qu’elle a réellement fait. Nous avons organisé un référendum sur le genre en même temps que les élections de 2022. Peu importe ce qui se passe, nous adopterons une loi interdisant la diffusion des théories de genre. Nous doublerons les allègements fiscaux pour les enfants à charge. Nous lancerons le plus vaste programme de baisse d’impôts d’Europe. Nous irons jusqu’au bout du rétablissement du 13e mois de retraite. Tout cela, nous l’avons promis. Et c’est pourquoi je suis assis ici calmement, peu importe ce qu’est un mouvement politique numérique, peu importe ce que fait Tisza. Parce qu’en 2022, nous avons promis des choses, et quand viendra le moment de la campagne, je pourrai me lever et dire : regardez, nous avons réalisé plus de 90 % de ce que nous avions promis. Pourquoi le résultat électoral serait-il différent en 2026 de celui de 2022 ? C’est pour ça que je vais aborder cette élection avec sérénité. La seule nouveauté déroutante, c’est que l’opposition traditionnelle a disparu, et qu’à sa place est apparu un mouvement politique numérique. C’est un phénomène nouveau, dont nous ne connaissons pas encore les effets. Mais je ne crois pas qu’un quelconque mouvement numérique puisse faire oublier un bilan réel.
Áron Ambrózy : Mais le charisme, ça ne l’emporte pas parfois sur le bilan ? Parce que ce que j’observe, c’est que désormais, les gens ne s’attendent plus à ce qu’un futur responsable politique connaisse son domaine ou soit compétent, ou même qu’il ait la moindre idée de ce qu’il ferait une fois nommé. Non. Il faut juste qu’il soit une bonne personne. C’est un peu une vision puritaine du XIXe siècle qui a repris le dessus : les bons font de bonnes choses, les mauvais font de mauvaises choses, donc il suffit de voter pour les bons.
Oui, c’est un vrai problème, qu’on retrouve dans la politique occidentale, particulièrement en Europe. En tant que juriste, je dirais que cela touche à ce qu’on appelle la responsabilité d’intention. En effet, les libéraux occidentaux s’intéressent d’abord à tes intentions : si tu es une bonne personne, alors tes intentions sont forcément bonnes. Et ça, ça peut suffire pour gagner une élection. Mais pour en gagner une deuxième, ça ne suffit plus. Parce qu’après quatre ans au pouvoir, les électeurs diront : très bien, c’est bien joli tout ça, tes intentions, mon cher ami, mais quels sont tes résultats ? Et ça, c’est ce qu’on appelle la responsabilité de résultat. C’est pourquoi, à la question que vous venez de poser, ma réponse est la suivante : l’enfer est pavé de bonnes intentions. Mais ce n’est pas une raison pour y aller.
Zsolt Bayer : Moi, je suis encore plus pessimiste. Je pense que notre collègue Ambrózy a été trop idéaliste en disant : sois une bonne personne et tu feras de bonnes choses. Pour moi – mais bon, je suis déjà un boomer, ce qu’on voit aujourd’hui avec ces mouvements politiques numériques (ou appels à bluff numérique), c’est que quand quelqu’un entre en politique avec l’intention affichée de diriger un pays, il cherche d’abord à gagner dans l’espace numérique. Mais pour gagner dans le numérique, quel que soit le sens qu’on donne à ce mot, il faut des compétences complètement différentes de celles qui permettent de diriger un pays. Pour être une star dans le monde virtuel, obtenir des likes, il faut une qualité de base : l’absence totale de scrupules, de retenue, de filtres. Et il faut savoir suspendre son intelligence. Alors que pour gouverner un pays, il faut pouvoir penser à cinq, dix, voire vingt ans d’avance, avoir une vision, et aussi… oui, il faut une forme de retenue positive, de conscience morale, de décence.
Et surtout, il faut savoir parler sérieusement aux gens. Parce que si on ne fait que surfer dans l’espace numérique, alors, à la fin, les faits finissent par disparaître.
Zsolt Bayer : C’est ça, ma crainte.
Car au final, la politique, comme la vie réelle, repose sur des faits, et pour un parti de gouvernement comme le nôtre, le meilleur argument, c’est ce que nous avons réellement mis sur la table. Et si nous l’avons bien fait, alors ça ne peut pas être effacé, c’est imbattable. Je vous donne quelques exemples. Prenons la période 2010–2025, là où nous sommes aujourd’hui. Il s’agit donc de quinze années. En 2010, le chômage était à 13 %, et il y avait un million d’emplois de moins qu’aujourd’hui. Tout cela ne s’est pas produit tout seul, ce n’est pas sorti de terre par miracle : ce sont les citoyens, les responsables locaux, les entreprises, le gouvernement, l’économie dans son ensemble qui l’ont construit : ensemble, nous l’avons fait. Le résultat ? Un million d’emplois en plus. Il y a aujourd’hui 1,1 à 1,2 million de véhicules de plus qu’à l’époque. Je vais donner un exemple un peu primaire, mais parfois, ce sont les chiffres les plus simples qui en disent le plus : en 2010, un Hongrois mangeait en moyenne 54 kilos de viande par an. Aujourd’hui, c’est 68 kilos. Donc…
Zsolt Bayer : Et ça se voit sur nous…
Oui, on a pris une part plus que généreuse à cette progression, tous les trois ! Je crois même que nous avons un peu dépassé notre part individuelle… Et je crois me souvenir que la moyenne générale était à 53 kilos, mais que les plus modestes n’en consommaient que 44. Aujourd’hui, la moyenne est à 68, et même dans les couches inférieures, nous sommes à 64 kilos. Donc si nous pouvons nous asseoir calmement et parler posément de tout cela : des logements, de l’épargne des ménages, de l’évolution réelle du pays ; si nous pouvons expliquer où nous étions, où nous sommes, et où nous pourrions aller, et par quel chemin, alors cette élection, il est impossible de la perdre.
Zsolt Bayer : Tu as raison, pardonne-moi, mais je dois insérer une remarque, et ensuite je quitte complètement ce sujet. Tu as raison. C’est de cela que devrait parler la politique, c’est notre conception de la politique. Mais ce matin, comme d’habitude, je me connecte pour lire les infos, et sur des sites qui se présentent comme des médias politiques sérieux, le titre principal, celui qui attire l’œil en énormes caractères, c’était : « Première photo de Viktor Orbán avec une star du porno » ou quelque chose comme ça.
Sa première photo.
Zsolt Bayer : Oui, leur première photo ensemble. Tu te rends compte ? Et aujourd’hui, c’est ça, la politique. Et c’est là que j’ai envie de tout arrêter, de quitter tout ça et d’aller m’installer dans une bibliothèque.
Mais est-ce que nous avons vraiment raison ? Je me souviens encore des discussions d’il y a vingt ans, quand la presse à sensation a commencé à prendre pied en Hongrie, ce que les Britanniques appellent les tabloïds, allez savoir pourquoi. À l’époque, nous nous demandions comment il était possible que plus de gens lisent le Blikk qu’un quotidien de référence. C’était parce que la une du Blikk comportait toujours des images accrocheuses, qui attiraient l’œil. La politique y était déjà traitée sur un ton de feuilleton people. Donc cette mélancolie que je ressens chez toi, je la connais très bien.
Zsolt Bayer : C’est vrai.
Nous avons déjà connu ça. Mais je pense que c’est à nous de décider comment nous voulons faire de la politique.
Áron Ambrózy : Une génération plus tôt, on se plaignait déjà que les gens ne lisaient pas les journaux sérieux, mais le Nemzeti Sport.
Et encore, c’était du sérieux…
Zsolt Bayer : Le journal le plus sérieux de tous !
Áron Ambrózy : Et à propos de la presse à sensation…
… c’était encore un monde conservateur, finalement.
Áron Ambrózy : Je partage un peu le pessimisme de Zsolt. Imaginez un instant le scénario suivant : Hegel publie sur Facebook un post expliquant comment on passe de la thèse à la synthèse. Et moi, je vais commenter sous sa publication pour débattre. D’abord je lui colle un emoji qui rigole, ensuite j’écris « no comment », et quand il me demande ce que je veux dire, je lui explique que si Königsberg s’appelle Kaliningrad aujourd’hui, c’est justement à cause d’âneries comme les tiennes. Qui a gagné ce débat ? Ben pas Hegel…
Zsolt Bayer : Oui.
Oui… L’humanité européenne, et celle de Königsberg, a encore du chemin à faire. On verra bien. Mais depuis qu’il y a la démocratie, la question du niveau d’éducation est toujours là, en politique. À l’époque où seuls les virilistes votaient, c’est-à-dire les plus gros contribuables, ou quand le suffrage était soumis à un critère de niveau d’instruction (ce que d’ailleurs le parti Mi Hazánk remet régulièrement sur la table), le ton de la politique et la posture des responsables politiques étaient tout autres. Aujourd’hui, nous avons le suffrage universel. On peut s’en lamenter ou pas, c’est un fait. Désormais, les pouvoirs dans un pays sont définis sur la base de la décision de la communauté tout entière. Alors oui, on peut se désoler, comme dans notre exemple de Hegel, que peu de gens aient lu les œuvres fondamentales, et que cela pose un problème. Mais on peut aussi considérer que c’est à nous, les hommes politiques, de faire comprendre Hegel. C’est à nous d’expliquer aux citoyens ce qu’est une thèse, une antithèse et une synthèse, mais dans un langage qu’ils comprennent.
Zsolt Bayer : C’est clair.
C’est même une compétence professionnelle. Tu peux expliquer un budget compliqué, la dette publique ou tout autre sujet avec un jargon de spécialiste, mais en démocratie, ça ne sert pas à grand-chose. En revanche, si tu sais attraper l’idée par les cheveux, tu peux l’expliquer en deux phrases. Celui qui sait faire ça, qu’il vienne en politique. Celui qui ne sait pas, mieux vaut qu’il s’abstienne. Parce que la simplicité n’est pas la même chose que la superficialité. C’est vrai que quand on simplifie, on perd un peu de contenu, mais si tu es un bon politicien, tu peux transmettre l’essentiel même à ceux qui ont le niveau d’instruction le plus modeste. Mais pour ça, il faut penser avec leur tête, traduire les choses dans leur langue, et expliquer les choses de manière à ce qu’elles aient du sens pour eux. La politique, ce n’est pas l’art de montrer à quel point tu es intelligent, ce n’est pas un concours où tu expliques des choses complexes dans ton propre jargon. Ça, tout le monde peut le faire, même un académicien. La politique, c’est beaucoup plus que ça. Il faut parler de façon à ce que tout le monde comprenne. C’est une tâche immense, un vrai défi. Et à mesure que l’espace numérique prend de l’ampleur, ce défi devient de plus en plus grand. Peut-être qu’un jour, je perdrai moi-même le fil. Pour l’instant, je sens que je tiens encore la barre, que j’ai encore des réponses à ce qui se passe. Mais on verra bien dans quelle direction tout cela évolue. Ne soyons pas trop prompts à enterrer la politique.
Zsolt Bayer : Il ne nous reste qu’une minute pour cette première partie, et je promets qu’après la pause, nous aborderons des sujets plus concrets. Mais pour conclure cette conversation qui a pris un tour plus philosophique, je voudrais rappeler cette phrase qu’on attribue à Winston Churchill : « Le meilleur argument contre la démocratie, c’est une conversation de quinze minutes avec un électeur. » Mais ce que tu viens de dire montre aussi qu’on peut retourner cet argument. Le meilleur argument en faveur de la démocratie, c’est quand tu parles avec n’importe quel électeur et qu’il a le sentiment d’avoir compris ce que tu voulais lui transmettre.
Et que tu lui dises effectivement l’essentiel. Il ne doit pas seulement avoir ce sentiment, il doit aussi recevoir l’essentiel. C’est bien cela, la mission.
Zsolt Bayer : Voilà le défi. Juste après la pause, nous aborderons quelques questions auxquelles on peut apporter des réponses concrètes, et nous allons essayer de les expliquer, ou plutôt te demander de les expliquer de façon à ce que tout le monde comprenne. Petite pause, et on revient.
Permets-moi de commencer par une affaire triste, qui, je pense, a profondément indigné tout Hongrois raisonnable et sensible. En Ukraine, lors d’un enrôlement forcé, nous ne connaissons pas encore tous les détails, mais tout indique qu’un homme a été battu à mort. Il a été frappé avec une telle violence qu’il a succombé à ses blessures. Et il se trouve que cet homme était d’origine hongroise, et même citoyen hongrois. Cela signifie qu’il appartenait à notre nation, à notre communauté politique, en tant que citoyen de notre pays. Notre responsabilité envers lui n’en est que plus grande. Voici ma question pour toi : nous appartenons à une grande communauté politique européenne appelée Union européenne. Aujourd’hui, cette communauté en est arrivée au point où l’on envisage même d’exclure la Hongrie, simplement parce que nous refusons d’autoriser des hommes barbus déguisés en femmes à lire des contes dérangés à des enfants en maternelle. Dans le même temps, cette même Union européenne pousse pour une adhésion rapide, immédiate et sans condition d’un pays où ce genre de chose peut arriver. À ce stade, franchement, je me retrouve à regarder fixement devant moi, et à me poser deux questions. Un : comment est-ce possible ? Deux : que faisons-nous encore ici ?
Sur le fond de l’affaire, aussi tragique que concrète, j’ai envie de dire ceci : dans un pays en guerre, il se produit toujours des choses terribles. En particulier sur le front. Même les processus d’enrôlement sont naturellement chaotiques. Il existe des lois à ce sujet, bien sûr : cela, on peut encore le comprendre. Mais même dans un pays en guerre, il est inacceptable de battre à mort des gens. Qu’ils aient voulu se soustraire à l’enrôlement, qu’ils aient été absents, qu’ils aient présenté un faux motif, ou autre : on peut les juger, on peut les envoyer au service militaire, mais on ne peut pas les tabasser à mort. Cela n’a pas sa place dans un État de droit, même en guerre. Et si la victime est en plus citoyen d’un autre pays, alors il est protégé par cet État. Et si cet autre pays est membre de l’Union européenne, et que l’Ukraine cherche justement à intégrer cette Union, alors c’est encore plus intolérable. C’est là que l’Union européenne ne peut absolument pas rester silencieuse. C’est impossible. On ne peut pas faire des discours sur l’adhésion européenne de l’Ukraine un jour, et enterrer le lendemain des citoyens battus à mort lors d’un enrôlement forcé. Ce que la Hongrie peut faire à titre national, c’est soutenir les familles touchées. Nous suivons ce qui se passe. Nous connaissons les familles dont des proches ont été enrôlés de force ou même volontairement, nous savons combien de morts il y a eu, combien d’orphelins ils ont laissés derrière eux, à quoi ressemblent ces familles, et nous les aidons. Et d’un autre côté, puisque la victime était citoyen d’un pays membre de l’Union, nous allons aussi frapper à la porte de Bruxelles, et fort, pour exiger que l’Union européenne agisse contre les pratiques d’enrôlement forcé en Ukraine.
Áron Ambrózy : Le gouvernement hongrois va-t-il exiger une enquête internationale ? Va-t-il déléguer quelqu’un ?
Nous avons engagé deux démarches. Nous finirons par y arriver. Bien sûr, cette affaire doit être élucidée.
Zsolt Bayer : Restons-en à l’Union européenne et à l’état actuel des choses. Dans mes mauvais jours, je me dis que la seule explication possible à ce qui se passe, c’est que l’Union européenne est aujourd’hui dirigée par des incompétents notoires, pour ne pas dire… des idiots.
Et encore, ce serait le scénario optimiste.
Zsolt Bayer : Oui. Oui. Parce que s’il y a derrière tout cela — notamment cette adhésion forcée de l’Ukraine, un plan machiavélique, un « grand dessein » que j’ignore, alors ce serait encore pire. Alors ? Ce plan existe-t-il ?
Oui, il existe. Et la situation est même plus grave que ne le laisse entendre ta question. Expliquer comment nous en sommes arrivés là prendrait du temps, mais je crois pouvoir identifier le tournant, le moment où l’on a basculé d’un monde fait de débats raisonnables vers une gouvernance européenne majoritaire qui frôle la folie. Ce moment, c’est le Brexit, la sortie des Britanniques de l’Union. Jusque-là, il y avait un certain équilibre entre deux visions de l’Europe. Des visions qui remontent loin, jusqu’à l’Empire romain. Il y a toujours eu en Europe une idée, un rêve, une fascination pour un grand empire unifié, un peu comme celui de Charlemagne, une espèce de….
Zsolt Bayer : D’empire…
…une espèce de nouvel empire romain. Mais Rome n’a pas été renversée par un autre empire, elle s’est désagrégée, et à sa place sont nées les nations. Il y a donc eu une autre idée aussi : que l’Europe soit une communauté de nations Nous, la Hongrie, nous venons de là, de cette tradition nationale. Quelle belle chose que les nations conservent leurs différences, mènent une politique en fonction de leurs intérêts divergents et coopèrent entre elles là où elles le peuvent. C’est cela, l’Europe des nations. Ces deux grandes visions ont longtemps coexisté dans un certain équilibre. Si l’on regarde par groupes de pays, on pourrait dire qu’il y avait d’un côté, les Britanniques et les pays du V4, c’est-à-dire les pays d’Europe centrale, anciens pays du bloc soviétique, qui sont les plus soucieux de leur indépendance et de leur souveraineté, et de l’autre côté, l’axe franco-allemand. Tant que les Britanniques et le V4 faisaient bloc, nous pouvions empêcher tout mouvement vers les États-Unis d’Europe. Parce que le grand dessein, c’est cela : les États-Unis d’Europe. Les Britanniques sont partis, le V4 a été affaibli. Le gouvernement conservateur en Pologne a été renversé avec l’aide de Bruxelles. Les Tchèques ont été « débranchés ». Nous ne sommes plus que deux. Ainsi le rapport de force a basculé. Ce qui semble insensé, c’est en fait l’exécution du plan impérial de construction des États-Unis d’Europe. C’est contre cela que nous luttons.
Áron Ambrózy : Mais est-ce que cette lutte a des chances de succès ? Parce que moi, ce que je vois, c’est qu’il y a quinze ans, par exemple, je n’aurais même pas su dire qui était le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères. Aujourd’hui, Kaja Kallas se comporte comme si elle était la vice-impératrice d’Europe, convoquant les ministres, leur dictant ce qu’ils doivent représenter, au nom de leurs propres États.
C’est ce qu’elle aimerait, oui. Mais certains ministres des Affaires étrangères s’y opposent très fermement. Péter Szijjártó se distingue particulièrement dans cette résistance. C’est un véritable bras de fer. Je dirais qu’aujourd’hui, le camp impérial est en position de force, mais en face, le camp des nations souveraines se renforce aussi. C’est pourquoi je pense que si nous, les Hongrois, restons fermes, si nous tenons bon, nous pouvons conserver les points essentiels de notre souveraineté nationale. Je pense que le climat général dans l’UE est en train d’évoluer, et qu’il basculera bientôt de notre côté. Regardez la migration : c’est une expérience amère. Il y a une « solution impériale », qu’on appelle le Pacte sur la migration. En Hongrie, certains partis le soutiennent : Dobrev, le parti Tisza, etc. Et puis il y a nous, qui le rejetons. La majorité des citoyens européens rejettent également ce pacte. Les révoltes se multiplient. De plus en plus de pays annoncent qu’ils ne l’appliqueront pas. J’ai une expérience similaire en matière de genre, et il en sera de même pour la question de la guerre en Ukraine. Donc je dis : si nous tenons bon, si nous résistons encore un peu, nous pourrons recréer le groupe de Visegrád. À ce moment-là, en profitant du changement de climat politique en Europe, nous pourrons rétablir l’équilibre entre le rêve impérial et l’Europe des nations.
Áron Ambrózy : Ce rôle de bélier : est-ce qu’il en vaut vraiment la peine ?
Nous n’avons pas le choix. C’est une question légitime : si nous faisons les comptes, est-ce que le rapport coût-bénéfice est en notre faveur ? Selon moi, si nous acceptons ne serait-ce qu’une partie de ce qu’ils veulent aujourd’hui nous imposer, alors nous détruisons notre souveraineté nationale et nous anéantissons les résultats que les Hongrois ont construits au cours des quinze dernières années. Et ce ne sont pas des broutilles qu’ils nous demandent. Nous avons parlé de la guerre, du genre, de la migration. Or, la migration est sans doute l’erreur la plus désastreuse qu’ait commise l’Europe au cours des dix dernières années. Maintenant, ils nous disent qu’il faut supprimer le système de régulation des prix de l’énergie, car il faut appliquer les prix du marché. Ils nous demandent également de toucher au système de retraite, de supprimer les plafonds sur les taux d’intérêt ou les prix, parce que la logique du marché l’exige. Si nous acceptons ce que Bruxelles souhaite, des centaines de milliers, voire deux ou trois millions de familles pourraient être ruinées. Alors, à la question : « est-ce que ça vaut la peine de faire ce que nous faisons ? », ma réponse est claire : si nous ne voulons pas sombrer, alors c’est la seule voie que nous devons suivre.
Zsolt Bayer : Laisse-moi convertir ta réponse dans un langage plus concret, ramener ton idée à la réalité : tu parlais du projet global, la création des États-Unis d’Europe. D’accord. Mais concrètement ? Voilà mon raisonnement :si les dirigeants bruxellois, et nombre de gouvernements nationaux aussi, qui veulent créer ces États-Unis d’Europe, font entrer l’Ukraine en procédure accélérée, alors ce pays, de par sa taille, enverra automatiquement plus de soixante-dix députés au Parlement européen. Cela signifie, à mes yeux, que même si l’opinion publique évolue dans toute l’Europe et en Occident, un Parlement européen serait en place, capable de continuer à faire tout ce qu’il veut avec ces nouveaux députés ukrainiens.
Et ce n’est pas tout. Même quand ce sont les gouvernements nationaux qui votent au Conseil, c’est un vote pondéré, où la population entre en compte. Donc, pour traduire dans mon propre langage cette demi-question que tu viens de me poser, je pense moi aussi que si l’Ukraine est admise, il est très probable que le processus de création des États-Unis d’Europe sera achevé. Parce que l’Ukraine se retrouvera définitivement dans le camp impérial, elle ne peut survivre qu’à travers l’Empire bruxellois, et certainement pas comme nation indépendante. Même aujourd’hui, nous la maintenons grâce à l’argent occidental. L’adhésion de l’Ukraine, au-delà des conséquences catastrophiques pour la Hongrie, au-delà de la guerre que cela entraînerait dans l’Union européenne, trancherait aussi définitivement le débat sur la souveraineté des nations.
Zsolt Bayer : Mon autre interprétation…
Voilà. Et cela explique d’ailleurs pourquoi ils sont si nombreux à vouloir son adhésion.
Zsolt Bayer : C’est clair.
Áron Ambrózy : Un mot encore : il y a un scénario encore plus effrayant. Comme Ursula von der Leyen rêve déjà tout haut d’une armée européenne, et elle dit : « Regardez comme l’armée ukrainienne est efficace. Puisque nous la payons déjà, nous pourrions en faire l’armée de l’Union européenne. » Moi, je ne veux pas vivre dans une Europe avec une armée de 800 000 soldats commandée par une femme politique allemande.
J’étais présent à cette réunion du Conseil européen où le président Zelensky a déclaré que l’Ukraine devait entretenir une armée d’un million de soldats. Et il a dit que cette armée serait entièrement à la charge de l’Union européenne. Un million de soldats.
Zsolt Bayer : Nous payons. Et eux, ils fournissent les hommes.
Les armes, tout.
Áron Ambrózy : Je vous le dis franchement, là, j’ai juste envie de fuir.
Je ne veux pas vivre à côté d’un pays qui s’appelle Ukraine, qui dispose d’un million de soldats, et où Dieu seul sait dans quelle direction cette armée pourrait se retourner.
Zsolt Bayer : Encore une chose que j’aimerais concrétiser : On dit depuis des années, et c’est vrai, que l’agriculture ukrainienne est massivement financée par des capitaux américains. Mais ce qu’on oublie souvent, et je demande confirmation, c’est que des capitaux allemands, français, italiens sont aussi très présents dans les terres agricoles ukrainiennes, en tant que propriétaires. Voici où je veux en venir : Si l’Ukraine est intégrée dans l’Union européenne, alors la quasi-totalité des subventions agricoles européennes, 90 % ou plus, iront à l’Ukraine. Cela aussi, on l’a souvent dit. Mais si les grands groupes agricoles européens sont déjà présents en Ukraine, alors la majorité de ces subventions finiront en fait… dans leurs propres poches. Pas dans celles des agriculteurs français ou allemands individuels, mais dans celles des grandes entreprises agroalimentaires.
Des entreprises internationales.
Zsolt Bayer : Oui. Donc, cela veut dire que tout le monde là-bas est tranquille, parce que ce n’est pas leur agriculture qui va s’effondrer. Ce sont les pays d’Europe centrale et orientale, nous, les Hongrois, les Polonais, les Roumains, qu’on sacrifiera à nouveau, comme de simples colonies. Qui se soucie du sort des agriculteurs hongrois ?
Áron Ambrózy : Puis-je poser une question complémentaire ? Ces grands groupes internationaux qui détiennent aujourd’hui une partie importante des terres agricoles ukrainiennes, leurs lobbys sont présents à Bruxelles, non ?
Évidemment. Si nous élargissons la perspective au-delà du secteur agricole, la meilleure étude que j’aie lue sur le sujet au cours des vingt dernières années est celle des Polonais, qui s’appuie sur des sources allemandes. Elle dit que près de 80 % des fonds que nous avons reçus de l’Union sont, sous différentes formes, retournés dans les pays donateurs, principalement en Allemagne.
Zsolt Bayer : C’est exact.
C’était une estimation sérieuse, issue d’une étude importante à l’époque, qui a fait beaucoup de bruit. Je ne pense pas que l’adhésion de l’Ukraine changerait cette proportion. Et si changement il y avait, ce serait plutôt à la hausse, compte tenu de la faible capacité de capital local en Ukraine. Donc oui, l’idée que beaucoup, à Bruxelles, se disent que l’adhésion de l’Ukraine coûtera cher, mais que ces fonds finiront par revenir dans les poches des grandes entreprises occidentales, comme cela a déjà été le cas avec l’élargissement à l’Europe centrale, n’est pas infondée. Et cela vaut particulièrement pour l’agriculture. L’hypothèse selon laquelle ils se fichent totalement du sort des pays d’Europe centrale, n’est pas infondée non plus. Mais nous, nous ne nous en fichons pas. Et c’est un argument puissant pour que les Polonais, Slovaques, Hongrois, Tchèques, et peut-être même les Roumains, ouvrent enfin les yeux, et mettent en place une coopération régionale pour s’opposer à l’adhésion de l’Ukraine. Ce n’est pas pour demain matin, mais ce n’est plus très loin non plus. Dans un nombre croissant de pays, y compris en Pologne, l’opinion publique commence à basculer, et les gens disent : « Arrêtons-nous un instant. Ils veulent intégrer l’Ukraine à l’UE d’ici 2030, à marche forcée ?! Ralentissons. Comptons. Réfléchissons. Et refusons l’adhésion. » Je dirais qu’en Europe centrale, ce climat est proche de devenir une majorité puissante. En Hongrie, c’est déjà le cas, sauf chez les électeurs du parti Tisza, dont un peu plus de 50 % se sont dit très favorables à l’adhésion de l’Ukraine à l’Union.
Zsolt Bayer : C’est vrai. Mais il faut aussitôt préciser que 40 et quelques % d’entre eux ont voté comme les plus de deux millions d’électeurs de Voks2025, qui ont clairement dit : il n’en est pas question.
Voilà le scénario optimiste.
Zsolt Bayer : Voilà le scénario optimiste.
Áron Ambrózy : Quelle serait alors notre vision positive de l’Ukraine ? Nous sommes d’accord : à court et moyen terme, elle ne doit pas adhérer. Mais à long terme, il faut bien leur offrir une perspective, autre que celle de mourir à petit feu dans une guerre sans fin.
Je pense que c’est non seulement une exigence morale, mais aussi logique au regard de nos intérêts nationaux, de demander à l’Europe : « Si l’adhésion est exclue… alors quoi ? » Mais la première chose à résoudre, c’est la guerre. Tant que la guerre fait rage, aucune autre question ne peut être abordée sérieusement. Nous ne pouvons pas réfléchir à l’après-guerre tant que le conflit continue. Donc, notre priorité absolue, c’est d’obtenir un cessez-le-feu et une paix aussi vite que possible. Ensuite, il faudra une garantie de sécurité pour définir enfin ce qu’est l’Ukraine. Puisqu’aujourd’hui, nous ne savons pas ce qu’est l’Ukraine : Nous ne connaissons pas ses frontières, nous ne savons pas combien elle compte d’habitants. C’est un pays qui s’enfonce dans une guerre toujours plus lourde, qui se désagrège sous nos yeux. C’est ça, le plus urgent. Ensuite, il faudra immédiatement un accord avec la Russie. Pas seulement avec l’Ukraine, mais aussi avec Moscou, après le cessez-le-feu ou un traité de paix. Il faudra discuter plusieurs poins. Est-ce que la Russie fait encore partie de l’économie européenne ? Recevrons-nous de l’énergie et des matières premières de là-bas ? Est-ce que nous pouvons leur vendre des produits ? Il faudra aussi conclure un accord sur la limitation des armements. Car si cela continue ainsi, ils nous demanderont bientôt de consacrer 5 % de notre PIB à l’armement. C’est intenable. Nous n’y survivrons pas. C’est impossible ! Et cela n’a qu’un remède : des accords bilatéraux entre parties adverses pour plafonner les dépenses militaires, et pouvoir enfin financer autre chose. Donc oui, il faudra s’entendre avec les Russes. Une fois tout cela stabilisé, il faudra conclure un partenariat stratégique entre l’Europe et l’Ukraine : un accord de coopération sans adhésion, tout en préservant notre autonomie, et qui puisse être renégocié si un point dysfonctionne. Parce que si l’Ukraine devient membre, il ne sera plus possible de modifier quoi que ce soit, et nous devrons en assumer les conséquences. Voilà pourquoi j’opterais pour cette approche par étapes, si c’était nous qui avions la présidence de la Commission européenne. Mais ce n’est pas encore à l’ordre du jour.
Zsolt Bayer : Nous allons à présent dire au revoir à nos téléspectateurs, mais tu restes encore quelques minutes avec nous, car nous allons continuer en ligne. Tant mieux : j’ai encore quelques questions importantes à poser. Restons une dernière fois sur l’Union, avec une question un peu plus personnelle. Je voudrais ensuite passer à quelques sujets plus intimes. Tu étais très proche de Helmut Kohl, que je considère comme le dernier grand homme d’État allemand. Je sais que votre relation allait bien au-delà des simples rapports entre deux dirigeants européens.
Puis-je dire un mot à ce sujet ?
Zsolt Bayer : Oui.
C’est exact, et la raison en est très simple. En 1998, lorsque le peuple hongrois a décidé de confier la direction du pays à un parti appelé Fidesz, j’avais 35 ans, et je suis devenu Premier ministre. J’ai alors formé un gouvernement dans lequel j’étais le plus jeune – parce que l’expérience est nécessaire. Dès que j’en ai eu l’occasion, j’ai appelé Helmut Kohl. Il a toujours aimé les Hongrois – surtout parce qu’on lui doit cette phrase : « ce sont les Hongrois qui ont frappé le premier coup dans le mur de Berlin. » Il a toujours considéré qu’il n’y aurait pas eu de réunification allemande sans la Hongrie. Comme il est, en quelque sorte, le nouveau fondateur de l’État allemand, ce n’est pas une exagération. Il nous portait donc en haute estime. Je l’ai donc appelé, je me suis présenté comme le nouveau Premier ministre hongrois, et je lui ai demandé s’il serait possible de parler un peu ensemble, non pas pour négocier, mais pour échanger sur les bases de ce métier qu’est la conduite d’un gouvernement. Il m’a répondu : « Mon jeune ami, prenez un avion et venez, je vous recevrai. » Je me suis rendu à Bonn, à l’époque, c’était encore la capitale, et nous avons eu une longue conversation, deux ou trois heures, pendant lesquelles je l’ai interrogé sur la politique. Quels conseils donnerait-il à un jeune homme de 35 ans devenu Premier ministre ? Que dois-je savoir sur les Américains ? Quelle est sa vision des Russes ? Comment allait évoluer l’économie européenne ? La Hongrie n’était pas encore membre de l’Union, comment devais-je mener les négociations pour qu’elles aboutissent ? Bref, j’ai voulu comprendre quelques coulisses, quelques mécanismes, et il m’a répondu patiemment, posément, en m’expliquant tout en détail. Nous sommes restés en contact. Et lorsque, en 1998, il a perdu les élections, une vaste campagne de discrédit a été lancée contre lui. Tout le monde l’a abandonné, tout le monde s’est détourné, Angela Merkel en premier. Il s’est retrouvé dans une situation indigne. Sa santé s’est également détériorée. Dès l’instant où il a quitté le pouvoir, jusqu’à sa mort, je suis allé le voir chaque année. Je suis resté en lien avec lui, je me suis occupé de lui, si je puis dire ainsi. Je l’ai invité en Hongrie tant qu’il pouvait encore se déplacer. Et ensuite, quand il ne le pouvait plus, c’est moi qui me suis rendu chez lui. Le geste amical qu’il m’avait offert, lui, le chancelier aux seize années de pouvoir, je le lui ai rendu. J’ai conservé avec lui, jusqu’à la fin, ce lien unique. Tellement fort que, lors de ses funérailles, après la cérémonie religieuse, au cimetière, seules quelques personnes proches et moi-même – à la tête d’une petite délégation hongroise – avons été autorisées à l’accompagner au plus près. C’est dire le lien que nous avions avec la famille Kohl. Ce qui, soit dit en passant, n’était pas évident, parce que c’est une famille très divisée.
Zsolt Bayer : C’est justement pour cela que j’ose te poser la question, parce que tu le connaissais si bien, vous avez tant discuté. À ton avis, si Helmut Kohl pouvait revenir parmi nous, même juste une semaine par la grâce de Dieu, et qu’il voyait l’Europe d’aujourd’hui, l’Union européenne telle qu’elle est devenue, puis qu’il te disait : « Viktor, viens, discutons un peu »… Qu’est-ce qu’il te dirait sur l’Union européenne actuelle ?
Je me souviens du moment où il est venu faire campagne pour nous, c’était, je crois, pour les élections européennes de 2004. Je ne me souviens plus très bien, les gouvernements passent comme les verres de schnaps dans une chanson de Tamás Cseh… Bref, je l’ai invité, et nous avons organisé un grand meeting à Győr. Place principale, foule immense, drapeaux partout, les couleurs nationales flottant dans l’air, la chanson Szép vagy, gyönyörű vagy, Magyarország (Tu es belle, magnifique, Hongrie) … Une atmosphère exaltée. Et là, sur la scène, il m’a dit : « Mon cher ami, chez nous, en Allemagne, un tel rassemblement ne serait plus possible. » Je m’en souviens très bien. Et c’était en 2004 seulement ! Aujourd’hui, quand un Hongrois dit : « Nous voulons un pays comme l’Allemagne d’il y a dix ou quinze ans », c’est une affirmation juste. En effet, dans les années qui ont précédé la crise migratoire, l’Allemagne était encore le pays le plus fort d’Europe. Mais la migration les a détruits. Certains disent que ce n’est pas la migration qui a ruiné leur compétitivité, mais selon moi, tout est lié. L’identité allemande a vacillé quand ils ont accueilli cette masse de migrants, quand ils ont baissé les bras, quand ils ont déclaré que l’islam faisait partie de la culture allemande, quand ils ont introduit l’idéologie du genre… C’est là qu’a commencé cette transformation accélérée de l’Allemagne, un processus qui a débuté au milieu des années 2010 et qui se poursuit encore aujourd’hui. Je ne sais pas comment les Allemands vont s’en sortir. Un jour, ce pays redeviendra l’Allemagne, mais quelle Allemagne sera-ce, avec un tel fardeau sur le dos ? C’est difficile à dire. Mais ce que je peux affirmer avec certitude, c’est que Helmut Kohl ne reconnaîtrait pas l’Allemagne actuelle.
Áron Ambrózy : À mon avis, le jour où les Allemands voudront résoudre ce problème que la migration leur a causé… mieux vaut ne même pas oser regarder entre ses doigts ce qu’ils vont faire.
Ils ne sauront pas le résoudre. C’est justement une erreur que nous commettons : nous sous-estimons le problème. Alors qu’il faudrait en tirer des leçons. Si tu laisses entrer des migrants, si tu légalises leur présence, alors à partir de ce moment-là, ils deviennent toi, ils deviennent une partie de l’Allemagne. Le processus atteint son point culminant lorsqu’ils obtiennent la citoyenneté, mais dès le moment où tu les laisses entrer, que tu acceptes leur présence, qu’ils restent… Alors si tu es quelqu’un qui aime la liberté et qui respecte la dignité humaine, tu dois admettre que même si ces gens sont totalement différents, que ce soit par leur apparence, leur manière de parler, leur culture, ils sont désormais là, tu les as laissés entrer, et ils font partie de ton pays. Et à partir de là, il n’y a plus de solution. L’Allemagne d’avant n’existe plus. Car maintenant, c’est leur Allemagne aussi. C’est pourquoi, pour la Hongrie, et là, je suis d’une obstination totale, même si je suis d’un naturel doux, pacifique, et que j’essaie généralement de m’entendre avec tout le monde, je suis intransigeant sur ce point : nous ne devons pas laisser entrer de migrants. Il ne faut jamais leur accorder aucun statut juridique. Parce qu’alors tout est perdu. Il n’y a plus de retour en arrière. Je vois comment les autres sont tombés. Et je ne veux pas que mon pays finisse ainsi. C’est pourquoi il faut résister jusqu’au dernier souffle.
Áron Ambrózy : Parlons un peu aussi des causes de la migration. Car ce n’est pas comme si l’Allemagne avait subi une tragédie tombée du ciel, sans prévenir, en se retrouvant chaque année face à l’arrivée de l’équivalent d’un pays comme la Slovénie. Non, cela fait des décennies qu’ils ont bâti un système où un Allemand n’était plus censé travailler. Le père travaillait encore, mais ses enfants devaient devenir sociologues, artistes, chercheurs en climat, ou peut-être activistes. Quant aux tâches physiques indispensables, elles devaient être réalisées par des gens venus du tiers-monde. Et forcément, si une nation n’est plus disposée à accomplir les tâches nécessaires au fonctionnement du pays, quelqu’un d’autre viendra les faire à sa place. Et ensuite, on ne peut plus leur dire : « Désolé, vous n’êtes pas citoyens. »
Je pense que cette transformation intérieure de l’Allemagne mérite aussi que nous nous y attardons. C’est pourquoi il est très important, par exemple, qu’en Hongrie, un travailleur étranger ne puisse rester que pour une durée limitée. Son séjour doit être interrompu pour qu’il ne puisse pas, selon le droit européen, prétendre à une installation durable. Son autorisation peut être renouvelée, mais une rupture est indispensable. Ce que je veux dire, c’est que la législation hongroise sur les travailleurs invités, qui s’inspire largement de celle du Qatar adaptée aux normes européennes, est l’une des plus strictes. Elle donne un maximum de contrôle à l’État. Elle interdit notamment d’accueillir plus de travailleurs que ce qu’il y a de postes vacants. La Hongrie appartient aux Hongrois. Les emplois hongrois doivent avant tout être réservés aux Hongrois. Il est donc possible de se défendre. Et nous, nous nous défendons. L’Allemagne, elle, n’a pas su le faire. Mais le coup fatal, la véritable estocade, c’est l’ouverture des frontières en 2015. Non pas tant à cause du nombre, bien que plusieurs millions de personnes soient effectivement arrivées, mais parce qu’à ce moment-là s’est ouverte une discussion sur la manière de gérer cela, et les Allemands ont clos le débat de manière suicidaire. Ils ont dit : c’est une bonne chose. Quand le gouvernement allemand a déclaré : « Nous allons gérer cela. C’est bien, ce n’est pas un problème à écarter, mais un phénomène que nous allons transformer à notre avantage », tout s’est effondré. Et c’est ça, le plan Soros. Car il y a bien un plan – même si les libéraux nient son existence. Mais il a été publié par écrit.Un esprit sain ne peut pas dire qu’il n’existe pas, puisque tout le monde peut le lire : George Soros l’a lui-même signé, et publié, en opposition au plan hongrois. Il y écrivait noir sur blanc que l’Europe devait accueillir un million de migrants par an. C’est cela, le plan directeur. Lorsque les Allemands ont été confrontés à cela, ils ne l’ont pas rejeté, ils l’ont accueilli à bras ouverts. Selon moi, c’est à ce moment-là qu’a eu lieu le véritable basculement, celui à partir duquel il est presque impossible de revenir en arrière. Je ne dis pas que c’est totalement impossible, ne désespérons pas, des miracles peuvent se produire, les Allemands restent les Allemands, ils trouveront peut-être une solution. Mais aujourd’hui, je ne vois aucun chemin pour revenir à la situation d’il y a dix ans.
Áron Ambrózy : Encore une question rapide ? Laquelle est la plus agréable : discuter avec Zsolt ici, ou répondre à un journaliste lors d’une conférence de presse internationale qui vous demande quand vous comptez prendre votre retraite ?
C’est un beau match. Quant à la retraite, je peux dire quelques mots si vous le permettez. Il est indéniable que le Fidesz est une formation politique très particulière. Il est né en 1988, à la veille d’un cataclysme historique, le changement de régime, et est devenu par la suite la force politique la plus performante d’Europe. J’étais là dès le début. Et donc, l’idée s’est enracinée que sans moi, tout cela serait difficilement imaginable. Mais ce n’est pas vrai. Zsolt aussi est membre fondateur du Fidesz : il pourrait vous dire lui-même que, avec un autre dirigeant, le parti aurait pris une autre tournure. Le camp civil, national, chrétien aurait été différent. Mais il aurait tout de même existé, et il aurait aussi eu fière allure. Je veux vous dire à vous, et à vous tous, que c’est une légende de croire que l’avenir de la droite hongroise dépend d’une seule personne. Moi, je donne tout ce que j’ai, même plus que 100 %, si c’est humainement possible. Mais ce que nous devons comprendre, c’est que la force, les racines, l’endurance, l’énergie de ce camp politique viennent du fait qu’une majorité de ce peuple aime son pays, aime sa famille, et, de manière mystérieuse, conserve également un lien avec le Bon Dieu. Autrement dit, Dieu, patrie, famille : cette vision de la vie, cette culture, est largement majoritaire en Hongrie. La question, c’est : comment traduire cela en politique ? C’est pourquoi la succession n’est pas une question aussi sensible que le prétend la gauche. Quand le moment viendra, nous gérerons cela comme il se doit.
Zsolt Bayer : Tu sais, en te remerciant pour cette heure passée ensemble, je dirais que ce que nos adversaires, ou plutôt, nos ennemis, ne comprendront jamais, c’est qu’il existe ici une véritable communauté politique, et que cette communauté forme une équipe. Nous savons que je partirais avec toi à la guerre sans hésiter – et toi aussi avec moi. Et nous pouvons nous tourner le dos sans crainte, parce que nous savons qu’il n’y aura pas de trahison. C’est là notre force.
Il y a eu deux grands événements qui ont cimenté cette communauté politique de droite à l’époque moderne. Certes, ses racines remontent bien plus loin : à 1956, voire à la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand les petits propriétaires ont essayé de défendre le pays contre la soviétisation. C’est un tronc épais. Mais après cela, deux moments ont vraiment uni notre camp. En 1988, quand tout était encore incertain, ce camp s’est levé. Ceux qui étaient là, nous nous en souvenons tous. Nous savons qui était présent, qui s’est caché, et qui est venu au grand jour.
Áron Ambrózy : Moi, je n’étais pas encore là.
C’est là qu’un lien très fort s’est formé. Puis la jeune génération, elle aussi, a eu son moment. Moins dramatique, peut-être, mais marquant : en 2006, avec la répression des commémorations de 1956 par le gouvernement Gyurcsány. Cette génération, aujourd’hui âgée d’environ 40-45 ans, a vu ce qui s’est passé. Ce n’était certes pas aussi brutal que les événements de l’automne 1956, mais c’était tout de même violent, et cela a montré jusqu’où l’autre camp est prêt à aller pour le pouvoir. C’est pourquoi cette génération s’est profondément rattachée à cette culture et à cette communauté nationale, chrétienne, civique – renforcée depuis 1988. C’est pour cela que je dis : les personnes sont importantes, même le Premier ministre ne compte pas pour rien, mais le plus important, c’est le tronc de l’arbre. Et celui-là est solide.
Zsolt Bayer : Merci d’avoir été là ! Merci pour cette conversation ! Merci à vous tous pour votre attention. On se retrouve très bientôt. D’ici là, portez-vous bien. Au revoir !