Máté Gerhardt : Le sommet entre Trump et Poutine aura lieu vendredi en Alaska. L’enjeu : la guerre ou la paix. Mon invité ici, en studio, est le Premier ministre Viktor Orbán. Je vous souhaite la bienvenue !
Bonjour !
Máté Gerhardt : Et György Nógrádi, expert en politique de sécurité. Bienvenue !
György Nógrádi : Merci beaucoup !
Máté Gerhardt : Une situation intéressante s’est créée, puisque les dirigeants européens se pressent presque autour du combiné téléphonique pour parler rapidement avec le président Trump avant qu’il ne s’assoie à la table des négociations avec le président Poutine. Mais, parmi les dirigeants européens, le président américain s’est référé à vous, et seulement à vous. Quelle importance accordez-vous au fait que le président Trump ait cité votre opinion et vos points de vue concernant la guerre russo-ukrainienne ?
Il ne faut pas exagérer sa propre importance, car cela pourrait avoir de graves conséquences. Il vaut mieux y voir le reflet d’un simple fait : dans notre métier, c’est-à-dire celui qu’on appelle la politique ou la conduite de l’État, c’est le nombre d’années passées dans la profession qui donne l’autorité. Ainsi, celui qui y est présent depuis le plus longtemps est le plus expérimenté. Étant donné que la politique – contrairement à l’opinion publique hongroise – n’est pas un domaine théorique, mais bien empirique et pratique, il est évident que celui qui est en fonction depuis le plus longtemps possède le plus d’expérience et de pratique. Et comme je suis en fonction depuis le plus longtemps en Europe, il semble assez évident que, si quelqu’un veut savoir quelque chose, il me demande parmi les premiers – je ne dis pas en tout premier, restons modestes, mais parmi les premiers – en interrogeant le Premier ministre hongrois. Selon moi, c’est une bonne chose pour la Hongrie, même si ce n’est pas particulièrement pour moi ni pour le pays en tant que tel, mais plutôt en raison de la stabilité du pays. Nous parlons d’un pays dont la direction politique est la même depuis longtemps, ce qui constitue un avantage fantastique en diplomatie, et c’est la manifestation de cela que nous avons vue maintenant.
Máté Gerhardt : Oui, il est intéressant de noter qu’entre-temps, à Bruxelles, le Conseil européen voulait publier une déclaration précisément au sujet de la rencontre, ainsi que sur l’adhésion et l’accession de l’Ukraine à l’Union européenne, et que vous y avez mis votre veto. Cela soulève également la question : pourquoi y avez-vous mis votre veto ? Vous avez écrit que, avant que quiconque ne dise quoi que ce soit et n’explique la raison, quelle en est la cause, pourquoi avez-vous bloqué cette déclaration commune ?
J’avais deux raisons pour cela, mais il est possible que Monsieur le Professeur en trouve encore d’autres. La première, c’est qu’il y avait dans le texte une phrase parfaitement claire et directe concernant l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. Or, le peuple hongrois s’est déjà prononcé à ce sujet. Négativement. L’Ukraine ne deviendra pas membre de l’Union européenne. Je ne signerai pas de déclarations contenant une affirmation contraire à celle-ci. Nous vivons en démocratie, et l’expression de l’opinion du peuple hongrois m’engage. D’autre part – et ce que je vais dire maintenant est d’un autre ordre – en politique, c’est l’autorité qui compte. Il ne faut donc jamais paraître ridicule ou pitoyable, car à la fin, on finit par devenir faible et pitoyable. Ainsi, lorsque deux dirigeants s’assoient pour négocier – les Américains et les Russes –, c’est une autre question de savoir où sont les Européens. Mais si ces deux-là s’assoient et ne t’invitent pas, alors tu ne te précipites pas sur le téléphone, tu ne cours pas partout, tu ne cries pas depuis l’extérieur, tu n’essaies pas de souligner ta propre importance devant ces deux personnes ou chez toi, en disant : « Parlez aussi avec moi, je suis là moi aussi… » Cela te rend pitoyable. L’Europe, c’est plus de 400 millions d’habitants, une économie immense. On ne peut pas se comporter ainsi, à mon avis, et pour ma part, je ne le fais jamais. L’Europe doit être respectable et avoir des chances de réussir, et non pas faible et pitoyable.
Máté Gerhardt : Et selon vous, cette chance existe-t-elle aujourd’hui ?
Pour l’instant, elle n’existe pas, car la conscience de la grandeur, le sentiment de grandeur et le désir de grandeur ont disparu chez les dirigeants européens. L’Europe ne veut pas être grande, elle veut seulement bien vivre. Mais si l’on veut bien vivre, il faut aussi être grand et puissant. Ce lien n’est pas encore considéré comme évident à Bruxelles.
Máté Gerhardt : La question du lieu est très importante : « Pourquoi justement l’Alaska ? » Cela a aussi une signification symbolique. Il est intéressant de noter qu’ils ne se rencontrent pas dans un endroit neutre. En effet, de longues années se sont écoulées depuis qu’ils se sont rencontrés aux États-Unis, et même depuis que le président Biden avait encore négocié avec Poutine. Pourquoi vont-ils justement s’asseoir pour discuter en Alaska ?
György Nógrádi : Merci beaucoup ! Permettez-moi de faire deux remarques avant d’y répondre. Premièrement : je trouve extrêmement intéressant que Merz ait immédiatement appelé Trump pour préparer la rencontre en Alaska. Trump n’en a pas vu la nécessité. Deuxièmement : les 27 pays européens – 26 contre un, car le Premier ministre hongrois a mis son veto – refusent de reconnaître qu’ils ne sont plus un acteur mondial. Un jour, nous aurons peut-être le temps de parler des trois acteurs mondiaux, de la position chinoise, de la position américaine et de la position russe, mais l’Europe, elle, n’est pas un acteur mondial. Au Proche-Orient, on a souvent dit : « Donne l’argent et ne te mêle de rien. » Ce que Monsieur le Premier ministre a dit est la chose la plus dangereuse en Europe : être riche et faible. C’est quelque chose d’incroyablement intéressant. Un jour, un ministre allemand des Affaires étrangères a dit que l’Europe était « herbivore », et il a ajouté que les États-Unis et la Russie étaient des Fresser, des « mangeurs de viande », mais que l’Europe ne l’était pas. L’Alaska. De nombreux lieux ont été envisagés. La Hongrie a été évoquée, ainsi que la région du Golfe persique ou arabe, le Vatican, la Suisse. Les États-Unis ont insisté pour que ce soit l’Alaska. Mais l’Alaska a une signification symbolique : jusqu’en 1867, c’était un territoire russe. Les Russes l’ont vendu, car ils étaient alors – si l’on peut dire, déjà à l’époque – en très mauvaise situation financière. Ils pratiquaient la chasse aux fourrures, mais le transport de ces fourrures vers les régions européennes coûtait si cher que cela n’en valait pas la peine. La délégation américaine de l’époque a été violemment critiquée pour avoir donné – je cite – « 7,2 millions de dollars en or pour un réfrigérateur ». Pourtant cela a porté ses fruits ! Dernière phrase : je suis justement en train de lire les mémoires de Condoleezza Rice, où elle raconte qu’à l’époque, Poutine avait désigné une personne pour assurer les contacts, le ministre de la Défense Ivanov, tandis que le président américain Bush l’avait désignée, elle. Et elle a négocié avec Ivanov. Et Ivanov a dit qu’il était récemment allé en Alaska, et que c’était comme un territoire russe. Ce à quoi Condi lui a répondu : « Ça l’était. » Voilà, tout est dit. Le fait qu’ils se rencontrent là-bas est significatif : c’est le plus grand État des États-Unis par la superficie, le deuxième plus petit par la population, et celui qui a la densité de population la plus faible.
Máté Gerhardt : Il est intéressant de se demander ce qui a changé dans la pensée du président Trump, puisqu’auparavant il avait adopté un ton très dur envers Poutine. Il avait aussi déclaré auparavant qu’il savait très bien négocier avec lui. Il serait donc intéressant de savoir ce qui a évolué, et pourquoi. Je ne pense pas que Poutine ait été intimidé, mais il est clair que la realpolitik (politique réaliste) et les changements survenus sur le front influencent évidemment de manière tout à fait différente la réflexion de Trump et celle de Poutine. Selon vous, que peut-on encore attendre ici, en Alaska ? À quoi les deux parties pourraient-elles parvenir ?
J’observe votre travail, ainsi que celui de Monsieur le Professeur, avec beaucoup de sympathie, et il ne doit pas être facile pour vous, car la situation est la suivante : cela n’a pas toujours été ainsi, mais aujourd’hui, quoi que vous disiez, cela a soit un lien avec la réalité, soit aucun lien avec elle. Ainsi, la communication politique dans le monde occidental ne consiste plus à être ce qu’elle était autrefois. La communication, cela signifie que je rends quelque chose connue, n’est-ce pas ? C’est-à-dire que je vous le dis et que je vous implique, pour que vous compreniez de quoi parle la politique, puisque, au fond, c’est votre peau qui est en jeu. Autrefois, on parlait en politique pour que les autres comprennent et pour les impliquer. Mais ces derniers temps, surtout à l’ère des gadgets technologiques, tout a changé. Aujourd’hui, il est presque impossible de lire dans les déclarations des hommes politiques la situation, les intentions, les objectifs ou les moyens disponibles. C’est pourquoi j’éprouve de la sympathie aussi bien pour Monsieur le Professeur que pour vous, car vous êtes évidemment condamnés à devoir lire et interpréter tout cela. Moi, j’ai la chance d’être assis parmi eux, et je sais que ce dont ils parlent et ce que je vois sont évidemment deux choses différentes. Ici, rien n’a changé. Tout le monde a les mêmes objectifs qu’au départ, les Russes comme les Américains, quoi qu’ils aient pu dire en cours de route.
Máté Gerhardt : Oui, mais qu’attendre alors de ce sommet ? Car l’enjeu, c’est la guerre ou la paix, la poursuite de la guerre. Le président Zelensky s’est retrouvé seul, il n’a même pas été invité à ce sommet, et la direction de l’Union non plus. Il semble donc que Trump et Poutine – et vous en avez parlé plus tôt – vont parvenir à un accord avec les Ukrainiens par-dessus leurs têtes.
Je suis curieux de savoir ce que Monsieur le Professeur va dire. J’ai mon opinion à ce sujet, mais je ne voudrais pas devancer celle de Monsieur le Professeur.
György Nógrádi : Il y a plusieurs points. Premièrement : il y a actuellement trois acteurs mondiaux – la Chine, les États-Unis et la Russie. Deuxièmement : Trump veut s’asseoir avec Poutine. Avec Zelensky, on ne peut discuter que d’une chose : de l’Ukraine, de ses matières premières, de ses produits stratégiques, de ses frontières – mais cela, ce n’est que l’Ukraine. Avec les Russes, qu’on le veuille ou non, il faut discuter des affaires du monde. Actuellement, 50 % des attentats terroristes dans le monde se produisent dans la zone sahélienne – on n’en parle jamais. En Libye, il y a une guerre civile. Gaza – n’entrons pas dans les détails, on pourrait en parler pendant une demi-heure. L’anneau intérieur du Moyen-Orient, la situation en Syrie, la question jordanienne, les réfugiés palestiniens, la situation au Liban, la question chinoise…
Máté Gerhardt : L’Ukraine est donc, selon vous, une question secondaire ?
György Nógrádi : Cinquième dans l’ordre des priorités. Aujourd’hui, Zelensky, qu’on le veuille ou non, est en périphérie. Il l’accepte extrêmement difficilement. Il y eut un jour un certain Henry Kissinger. Kissinger disait que l’objectif stratégique fondamental des États-Unis étaient de dresser l’Union soviétique et la Chine l’une contre l’autre. Il l’a fait de manière admirable. Biden est arrivé. Qu’a-t-il dit ? Que nous avons deux ennemis : la Russie et la Chine. Kissinger a dû se retourner dans sa tombe. Puis Trump est arrivé. Quel est son objectif ? Dresser les Russes et les Chinois l’un contre l’autre : une stratégie à la Kissinger. Puis est arrivée l’Estonienne Kallas, qui est la haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Il y a dix jours, elle a négocié avec le ministre chinois des Affaires étrangères et a dit qu’elle ne comprenait pas pourquoi la Chine soutenait la Russie. Qu’elle ne la soutienne pas ! J’ai cru tomber de ma chaise, je me suis dit : une responsable européenne des affaires étrangères ne peut pas être aussi naïve ! Et le ministre chinois des Affaires étrangères a répondu : « Comprenez que l’Occident est actuellement uni contre la Russie. Si vous vainquez la Russie, vous vous retournerez contre la Chine. » La stratégie nationale fondamentale de la Chine est de soutenir la Russie, point. C’est donc extrêmement intéressant. Encore une remarque : en matière d’armes nucléaires, la Russie et les États-Unis sont à peu près à parité – pas exactement, mais si l’on passe en revue les forces terrestres, etc., ils sont à parité. Il n’y a pas de troisième puissance, point.
Moi…
Máté Gerhardt : Oui ?
J’aimerais ajouter quelque chose à la question, après avoir écouté Monsieur le Professeur, notamment sur la ramification « Zelensky » de cette question : il a perdu la guerre. Donc, nous parlons maintenant comme si… Ce serait une situation de guerre ouverte, mais ce n’est pas le cas. Les Ukrainiens ont perdu la guerre. Cette guerre, la Russie l’a remportée. La seule question est de savoir quand et dans quelles conditions les Occidentaux, qui sont derrière les Ukrainiens, reconnaîtront que cela s’est produit, et quelles en seront les conséquences. Les Ukrainiens sont donc dans une situation très difficile, et le président ukrainien en particulier. Monsieur le Professeur a raison de dire que l’Europe n’est pas un acteur mondial — que ferait-elle donc à la table des négociations ? Mais il y a un problème encore plus grave : même dans sa propre affaire, elle ne maîtrise pas sa situation, car si l’Ukraine ne capitule pas aujourd’hui, c’est parce que les Européens — et, à ce que je vois, les Américains de moins en moins— la fournissent en armes et en argent. Sans cela, cette guerre serait terminée depuis bien longtemps. Nous avons toujours dit qu’il ne fallait pas les approvisionner, mais que les Européens auraient dû, déjà sous l’administration Biden et avant même Trump — ce que nous avons d’ailleurs officiellement proposé —, soit les institutions européennes, soit les Français et les Allemands main dans la main, s’asseoir et négocier avec les Russes. Aujourd’hui, les Russes négocient avec les Américains sur de nombreuses questions, y compris — comme l’a dit Monsieur le Professeur — sur l’avenir de l’Europe. Mais ce n’est pas nous qui négocions. Le bon mot se vérifie ici : si vous n’êtes pas assis à la table des négociations, on vous met au menu. Voilà la situation.
Máté Gerhardt : Surtout, n’est-ce pas, parce que…
György Nógrádi : Excusez-moi…
Máté Gerhardt : Oui ?
György Nógrádi : Quelques remarques. Monsieur le Premier ministre a tout à fait raison. Premièrement : en 1991 naît l’Ukraine indépendante avec 52 millions d’habitants. Dites-moi, où sont passés aujourd’hui les 30 millions ? Ils ne sont plus que 22 à 24 millions ! Deuxièmement : pour que Zelensky puisse survivre, il lui faut 3 milliards de dollars par mois pour ses dépenses en interne, plus les armes qu’ils reçoivent gratuitement. Les États-Unis ont officiellement annoncé hier qu’il n’y aurait plus d’argent. Ils fourniraient des armes si l’Europe payait. L’Europe s’est donc manœuvrée elle-même dans une situation extrêmement défavorable, dont il est difficile de sortir. Je lis chaque jour la presse russe, ukrainienne et européenne, et l’Europe annonce quotidiennement que l’Ukraine défend l’Europe. Factuellement, c’est faux ! Les généraux occidentaux les plus talentueux — et je ne les comprends pas —, le chef d’état-major français, et chez les Allemands, ce qu’ils appellent l’inspecteur général, mais qui est en réalité le chef d’état-major, déclarent chaque jour que dans deux ou trois ans, la Russie envahira l’Europe. Voyons, les forces conventionnelles de l’OTAN en Europe sont quatre fois plus puissantes que celles des Russes ! Mais qui serait bon dieu aussi insensé, pardonnez-moi l’expression, d’attaquer un ennemi quatre fois supérieur en puissance ? Donc je ne comprends pas. Je comprends le système d’objectifs de la politique européenne, mais ce qu’ils disent est tout simplement faux. Et nous dépensons au total, dans nos budgets, en tant qu’États membres européens, bien plus pour les armes que les Russes, alors qu’ils sont au nombre de 140 millions, un peu moins, alors que nous avons une population de plus de 400 millions…
György Nógrádi : Et notre PIB est plusieurs fois supérieur au leur…
Il est évident que si les experts ou les responsables militaires disent ce qu’ils disent, c’est parce qu’ils agissent sur ordre politique.
Nógrádi György : Bien évidemment !
Ce sont des positions politiques, pas des positions professionnelles. C’est la même chose pour la guerre. Tout expert le sait parfaitement — je parle des militaires, des soldats professionnels — : l’Ukraine n’aurait pu gagner cette guerre que si, en plus des armes, on avait envoyé un grand nombre de « boots on the ground », comme disent les Américains, c’est-à-dire des troupes en grand nombre, et que nous avions combattu sur la ligne de front, ce qui aurait été équivalent à une guerre mondiale, et c’est pourquoi c’était bien judicieux de ne l’avoir pas fait. Or, si vous ne le faites pas, vous ne pouvez pas gagner la guerre. Il y a là encore une illusion. Je ne vais pas divulguer le nom des responsables européens avec lesquels j’ai eu des conversations privées, officielles ou téléphoniques, je ne le fais jamais, et je ne le faire pas maintenant non plus, mais je peux dire que dans leur esprit, en général, il existe une vision beaucoup plus large que la seule guerre russo-ukrainienne. Seulement, cette vision est malheureusement fausse. Ils pensent que si la guerre se prolonge et que l’Ukraine tient bon, cela finira par entraîner à Moscou la chute du régime, du gouvernement, de Poutine, du président. Ainsi, dans l’esprit de nombreux responsables de haut niveau européens, l’idée est que si les Ukrainiens résistent, cela aboutirait finalement à un changement de régime à Moscou. Pour ma part, je considère cela comme une illusion, ce qu’ils ne peuvent étayer par aucune donnée chiffrée ni aucun argument : il s’agit plutôt d’une pensée guidée par le désir. Et c’est pourquoi, au lieu de négocier avec le président russe, on le déclare criminel international, on le traite comme un diable cornu, et ainsi de suite, fermant ainsi la voie pour les négociations, y compris à eux-mêmes, alors qu’ils devraient justement y procéder. Et cela a conduit à la situation — comme l’a dit Monsieur le Professeur — où nous, les Européens, nous nous sommes manœuvrés dans une position où nous ne sommes pas en état de négocier avec les Russes, alors que les Russes et les Américains, eux, le font entre eux.
Gerhardt Máté : Oui, alors cela pourrait-il arriver que l’on décide de l’avenir de l’Europe par-dessus sa tête ?
Nógrádi György : Oui, clairement oui, c’est ce que nous voyons.
C’est ainsi que ça se passe d’habitude.
Nógrádi György : Il n’y a rien de particulier là-dedans. Ce que Monsieur le Premier ministre a dit est tout à fait juste. J’ajouterais une ou deux remarques. Premièrement : la Russie est une puissance nucléaire, l’Ukraine ne l’est pas. Deuxièmement : il ne faudrait pas provoquer les Russes. Troisièmement : je ne veux pas m’étendre maintenant sur la situation de la minorité hongroise en Ukraine, mais ce qu’ils nous font est tout simplement ignoble. Je le dis toujours, je ne suis qu’un simple professeur d’université un peu fou, je peux le dire : il y a quelques jours, ils ont emmené un pasteur au front, alors qu’il avait des enfants à la maison et que sa femme était enceinte. Ils ont emmené le mari, les deux enfants sont morts, et maintenant on le laisse rentrer pour les funérailles. Un grand nombre de Hongrois combattent sur les fronts, ce que nous ne disons jamais à haute voix. Ensuite : si l’Europe avait réellement envoyé les armées que Zelensky attendait, cela s’appellerait la Troisième Guerre mondiale, et ses chances de survie seraient minimales. Il faut le faire voir les choses de cette manière. Ensuite : les Américains ont réalisé un sondage sur la popularité de Zelensky — il en est ressorti que 7 % voulaient qu’il soit chef de l’État. Le lendemain, Zelensky en a commandé un, qui lui a donné environ 73 %. Churchill disait qu’il ne croyait qu’aux statistiques qu’il avait lui-même falsifiées. Mais on voit bien qu’en Ukraine, ceux qui peuvent la fuient. Cette guerre, quoi qu’il arrive, l’Ukraine ne pourra pas la gagner. Ici ce n’est pas un endroit pour faire de la publicité. Il y a environ deux semaines, l’un des meilleurs quotidiens d’Europe, la Neue Zürcher Zeitung, a publié une analyse affirmant que, malgré toute fourniture d’armements que ce soit, il n’y a pas d’hommes en Ukraine, et qu’ils ne sont ainsi pas à mêmes de gagner la guerre, point final.
Mais il y a encore une autre dimension ici. Nous parlons actuellement de la guerre, mais j’aimerais me rattacher à ce que disait Monsieur le Professeur sur ce qui se passe dans le reste du monde. Nous pensons que tout tourne autour de la guerre russo-ukrainienne. C’est compréhensible, puisqu’elle se déroule dans notre voisinage, car nous sommes Européens. Mais si l’on parle avec des hauts responsables politiques des autres régions du monde, on constatera, comme l’a dit le professeur, que bien sûr que la guerre russo-ukrainienne est importante, mais qu’il y a encore quelques questions qui, pour eux, sont plus importantes que celle-ci. Et le monde ne tolère pas vraiment que les Américains et les Occidentaux, au lieu d’aider à résoudre les conflits dans d’autres régions du globe, se soient enfoncés dans une guerre russo-ukrainienne, reléguant à l’arrière-plan tous les autres problèmes du monde. Le président Trump sort maintenant de cette logique, car il passe en revue, un par un, les foyers de tension, les points chauds ou les zones en crise dans le monde, et il essaie de les régler individuellement. C’est pourquoi tout le monde s’en réjouit, indépendamment de la sympathie qu’on puisse avoir ou non pour le président américain. Mais dans la politique mondiale, en dehors de l’Europe, tout le monde est content qu’il soit enfin arrivé un homme, un dirigeant sérieux — peu importe ce qu’on pense de lui sur le plan politique ou de son style —, mais un homme sérieux, doté d’un réel pouvoir et de la force nécessaire, qui tente de régler les questions ouvertes. Ce que je voulais simplement dire par là, c’est que la guerre russo-ukrainienne est importante, mais qu’au-delà de celle-ci et peut-être aussi des autres conflits, il y a encore une autre grande question : à savoir si, à la suite de ces conflits, l’économie mondiale deviendra unifiée, pour former un tout, avec la création d’un nouveau système de coopération fondé sur de nouveaux rapports de force, ou si l’économie mondiale sera scindée en deux, ce qui entraînera la formation de blocs. Le développement des économies, notamment celle de la Hongrie en dépendra, ou du moins cela l’impacterait fortement. Ainsi, pendant que nous parlons de la guerre, derrière tout le décor de cette scène guerrière apparaît la question de l’avenir de l’économie mondiale, qu’il s’agit justement de reconfigurer maintenant.
György Nógrádi : Deux remarques. Premièrement : il y a, dans le monde, de sérieux débats pour savoir combien de guerres sont en cours actuellement. Leur nombre est estimé entre 40 et 100, peu importe pour notre propos. Mais le monde prête en permanence attention à trois guerres : Gaza, la guerre russo-ukrainienne et Taïwan. À Taïwan, il n’y a pas encore de guerre, avant qu’on ne me corrige. Deuxièmement : si quelqu’un prenait la peine de lire la dernière résolution des BRICS, on verrait que les pays des BRICS ont protesté contre le fait que l’Ukraine attaque des territoires russes. Vu d’Europe, c’est inconcevable ! Vu de là-bas, c’est logique. Nous nous sommes vraiment enlisés dans l’idée que, mon Dieu, il y a une guerre en Europe, mais le reste du monde la traite différemment.
Máté Gerhardt : Oui, on voit aussi que ce donnant-donnant, ce partage et ces négociations peuvent également décider de l’avenir du marché énergétique européen, et, comme vous l’avez mentionné, soit scinder, soit au contraire rapprocher le marché mondial. Donc, si je comprends bien, Poutine et de Trump réfléchissent dans des dimensions tout à fait différentes si je l’interprète bien les choses, plutôt que de savoir ce qu’il adviendra maintenant de la guerre en Ukraine, dans laquelle, semble-t-il, Zelensky n’a déjà plus de carte en main, les dirigeants de l’Union non plus, et où, en fin de compte, ce seront réellement les deux dirigeants des grandes puissances mondiales qui décideront à notre place ?
Ce n’est pas une illusion inédite : il y a un sujet qui domine tout — et à juste titre, comme je l’ai dit, la guerre russo-ukrainienne, les territoires, les concessions, c’est de cela que nous parlons. Mais en réalité, des questions d’une importance comparable, voire supérieure, seront-elles aussi sur la table, simplement personne n’en parle aujourd’hui. Il faut en effet clarifier la situation du commerce de l’énergie dans le monde, ce qui nous conduit à la question suivante : que va-t-il advenir des sanctions ? Va-t-on continuer à exclure un ou deux fournisseurs d’énergie du marché global, avec pour résultat de telles solutions qui permettent de dribbler les règles, comme les livraisons du pétrole russe à destination de l’Inde — ce qui entraîne à son tour de nouvelles sanctions, vous voyez de quoi je parle —, ou bien va-t-on abandonner la politique de sanctions, en une ou plusieurs étapes, et dire que nous n’aurons pas deux économies globales, mais une seule, en nous mettant d’accord sur les questions les plus importantes ? Voilà la question qui se pose en matière d’approvisionnement en énergie du monde, et, en son sein, celle des sanctions imposées par l’Europe contre la Russie. L’avenir de la Hongrie en dépend : quelle quantité d’énergie nous pourrons acheter sur le marché mondial, à quel prix et avec quelles conditions. Cela aussi peut se décider ici. Mais je pourrais citer d’autres questions aussi : les Russes pourront-ils investir aux États-Unis ? Les Américains pourront-ils investir en Russie ? Dans quels secteurs ? Comment, et combien ? Ainsi, au-delà de la guerre, les grandes questions relevant de la reconfiguration de l’économie mondiale sont elles aussi sur la table. Je ne veux pas tomber dans le rôle de celui qui spécule sur les sujets qui seront abordés, mais croyez-moi, lorsque je parle avec l’un ou l’autre, nous discutons toujours de ces questions, même si l’importance de la Hongrie n’est pas comparable à celle de l’autre partie. Mais même avec nous, ils parlent de ces sujets, parce que ces questions sont importantes.
György Nógrádi : Il en découle que nous verrons, après les négociations en Alaska, quel document en sortira. Beaucoup de choses ne figureront pas dans la déclaration commune, car tel n’est pas l’objectif. Pour en venir à ce que disait Monsieur le Premier ministre : premièrement, on fait exploser Nord Stream 1 et 2. Sikorski, le ministre polonais des Affaires étrangères, écrit sur sa page Facebook : « Merci, l’Amérique ! » Le scandale est immense, et quelques heures plus tard, il doit supprimer le message. Deuxième remarque : il y a encore une question. Après la guerre, que deviendront-elles les frontières occidentales de l’Ukraine ? je ne suis qu’un simple professeur d’université un peu fou, je le rappelle toujours. Quelle sera la relation entre l’Ukraine et la Pologne dans une situation où il y aurait un nouveau président polonais qui aborderait de manière très dure le rôle de l’Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale ? Quelle sera la relation avec la Roumanie ? En effet, la Roumanie a eu, en quelque sorte, toujours « un œil » sur la Moldavie, et nourri des objectifs stratégiques à son égard. Ainsi, la situation de l’Ukraine est extrêmement difficile, et les chances de Zelensky se détériorent de jour en jour. Pardon : les deux organismes chargés de lutter contre la corruption, il les subordonne — pour simplifier — à lui-même, puis un énorme scandale éclate ; le même parlement décide alors que ces deux organismes resteront indépendants. Deux personnes sont beaucoup plus populaires que lui dans la politique intérieure ukrainienne : le chef du renseignement militaire et l’ancien commandant en chef de l’armée, qui est aujourd’hui ambassadeur à Londres. Comment peut-il empêcher qu’ils se présentent aux élections ? Comment peut-il manœuvrer pour remporter encore une élection ?
Máté Gerhardt : C’est par la guerre qu’il peut l’empêcher. Tant que la guerre dure, il restera le président de l’Ukraine.
György Nógrádi : Oui, mais la guerre prendra fin tôt ou tard.
Ou plutôt, tant que ceux qui les financent sont disposés à le tolérer. Car si ceux qui paient disent qu’il faudrait désormais organiser des élections, alors il n’y aura pas d’échappatoire.
György Nógrádi : Et il est clair que les intérêts allemands et anglo-saxons, concernant l’avenir de l’Ukraine, sembleraient être différents, car ils sont déjà taillés sur mesure.
Máté Gerhardt : Oui, parlons encore des frontières occidentales, des frontières occidentales de l’Ukraine. La frontière orientale est un tout autre sujet, mais que va-t-il advenir alors de la frontière occidentale, et quel sera le rôle des Ukrainiens ? Eux qui se sont déjà proposés comme force de maintien de l’ordre ou armée de l’Europe, pour protéger la paix — on en a parlé aussi —, au cas où les Américains se retireraient, ce seraient eux.
Si Monsieur le Professeur me permet de répondre en premier, et si vous me permettez de commencer d’un peu plus loin, je dirais que, pour bien comprendre le contexte et les enjeux de cette question, il faut d’abord faire face à un fait qui n’est pas très réjouissant, mais bien réel : la politique mondiale et ses évolutions ne doivent pas être appréciées selon l’axe du bien et du mal, du juste et de l’injuste. C’est ainsi que vous avez tendance à l’imaginer lorsque vous l’écrivez, mais c’est votre travail. Je ne veux pas vous critiquer, je veux simplement dire que, bien sûr, le journaliste écrit que ceci est bien, cela est mal, que ceci est juste, cela est injuste. Très bien, mais mon métier n’est pas celui d’un journaliste, c’est un autre métier. Ce que je constate, c’est que l’axe de la politique mondiale repose sur l’équilibre des forces. S’il existe un équilibre des forces qui constitue la base du fonctionnement de l’économie mondiale, et qu’on ne rompt pas, alors l’économie mondiale continue de tourner — bien ou mal —, mais sans produire des moments dramatiques. Si l’un des éléments essentiels de cet équilibre change, parce qu’un acteur le modifie, l’autre réagira, et tout sera bouleversé. C’est ce qui s’est passé avec la guerre russo-ukrainienne. Ce qui s’est passé, c’est que les Ukrainiens ont annoncé qu’ils passeraient du rôle qu’ils occupaient jusque-là — celui d’un État tampon — à celui d’un État allié de l’Occident. La question n’est pas de savoir si c’est bien ou juste, s’ils en ont le droit ou non — ce sont certes des questions intéressantes —, mais cela a aussitôt eu pour conséquence de modifier l’équilibre des forces. Les Russes ont dit : « Nous ne voulons pas avoir, le long d’une très longue frontière, un voisin qui fasse partie du système d’alliances occidental, qui dispose d’armes occidentales, qui maintienne une grande armée et qui, à la fin, rejoigne même l’OTAN. Et si vous ne comprenez pas cela, nous prendrons des mesures pour que cela ne puisse en aucun cas se produire. » Et c’est ainsi que tout a été bouleversé. L’Ukraine a pensé qu’elle allait changer de numéro de maison, comme on le dit d’habitude. Sur le numéro de maison ukrainien, il était inscrit : « État tampon entre l’Est et l’Ouest ». Nous avons, nous aussi, connu cette situation. Donc, je veux bien comprendre les Ukrainiens émotionnellement parlant, je comprends que cela les tende sur le plan historique. Nous-mêmes, nous avons été dans la même situation entre 1990 et 1999 : pendant neuf ans, nous avons été un État tampon. Nous avions quitté le Pacte de Varsovie, mais nous n’étions pas encore membre de l’OTAN. Nous y sommes entrés en 1999. Mais il y a eu un moment où nous étions une zone tampon. Après notre entrée dans l’OTAN, les Ukrainiens ont, à leur tour, endossé ce rôle d’État tampon. Et l’équilibre des forces en Europe reposait là-dessus : l’Ukraine était un État tampon. L’Occident y avait de l’influence, tout comme l’Orient — c’est-à-dire les Russes. De là venait le conflit sur la question de savoir quelle part d’influence chacun devait avoir, quel gouvernement se rapprochait de qui — Ianoukovitch, par exemple, ou Iouchtchenko, pour ne citer que quelques exemples. Mais l’essentiel, c’est que tout le monde considérait malgré tout l’Ukraine comme un État tampon. Or, les Ukrainiens ont annoncé qu’ils ne voulaient plus de ce destin — ce à quoi ils avaient droit — et ont déclaré : « Non, nous ferons partie de l’intégration occidentale. » Ce faisant, ils ont bouleversé l’équilibre des forces, les Russes ont réagi, et il faut maintenant trouver une nouvelle situation d’équilibre. Et dans ce jeu, dans cette décision ukrainienne de ne plus être un État tampon, c’est l’existence même de l’État ukrainien qui s’est retrouvée mise en jeu. Nous parlons ici des frontières orientales et occidentales d’un pays. Je comprends donc pourquoi les Ukrainiens ont pris leur décision, pourquoi ils ont fait ce choix. Mais avec cette démarche — qu’ils auraient peut-être pu gagner, et je suis sûr qu’ils avaient ce projet en tête —, ce qui, à mon avis, ne pouvait pas être très réaliste, ils sont aujourd’hui en train de perdre, et c’est l’existence même de leur État qui est en jeu. Les Occidentaux essaient de sauver ce qui peut l’être en disant que, du moins, le territoire appartenant toujours à l’Ukraine devrait faire partie des structures occidentales. Les Russes l’accepteront ou non, les Américains y donneront ou non leur bénédiction, mais ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas l’Ukraine qui décidera de son propre avenir, car c’est elle qui a rompu l’équilibre des forces et provoqué cette situation — mettant en jeu sa propre existence en tant qu’État. Voilà comment, moi en tant que, disons, un demi-observateur et une partie à moitié impliquée dans cela, je vois cette guerre qui dure depuis trois ans.
György Nógrádi : J’ai noté quelques points, et je ne dirai de chacun d’entre eux qu’une seule phrase. Premièrement : il y a actuellement 151 000 Ukrainiens en âge de servir dans l’armée qui se trouvent en Allemagne, et que les Allemands entretiennent. L’une des plus grandes tempêtes de la politique intérieure allemande de la semaine dernière a été de savoir pourquoi il fallait donner à ces personnes ce qu’on appelle le Bürgergeld, une aide sociale, ce qui coûte une somme énorme à l’Allemagne. Qu’ils aillent travailler ou qu’ils rentrent chez eux. On pourrait faire une conférence rien que sur ce sujet. Deuxièmement : la politique. Une politique idéologique est apparue en Europe. Uniquement en Europe. Dans le reste du monde, on s’est moqué de nous, car là-bas, c’est une politique fondée sur les intérêts qui prévalait. Le meilleur exemple en est Annalena Baerbock, qui a déclaré vouloir instaurer une diplomatie féministe. Je ne veux pas m’attarder sur le sujet, on pourrait passer des heures à raconter ses conneries. La remarque suivante est que Zelensky publie chaque jour ses « sagesses ». M’ais c’est hallucinant ! J’ai même l’impression que c’est devenu contre-productif. Il me reste encore deux remarques. Quatre pays étaient neutres en Europe, et deux ont été intégrés dans l’OTAN : la Suède et la Finlande. Mais ce faisant, la frontière commune entre l’OTAN et la Russie a augmenté de plus de mille kilomètres. Les Autrichiens, malgré la pression américaine, n’ont pas accepté d’entrer dans l’OTAN, et les Suisses ont tenu bon également. Et ma dernière remarque est que, le 12 mars 1999, trois pays sont entrés dans l’OTAN : les Tchèques, les Polonais et nous. Il y a eu d’énormes débats — Monsieur le Premier ministre l’a vu de l’intérieur, moi je l’ai vu de l’extérieur. Deux pays voulaient faire adhérer cinq membres, dont la France, qui était la plus déterminée. Ils ont été balayés. La vision américaine a prévalu : trois pays.
C’est moi qui ai signé le document sur l’adhésion. C’était il y a bien longtemps.
Máté Gerhardt : Et, bien sûr, la plus grande question aujourd’hui est cette politique fondée sur l’idéologie. Si l’on regarde comment Poutine fait de la politique, comment Trump fait de la politique, l’Europe, avec cette approche idéologique, avec cette attitude de bonisme — si je puis m’exprimer ainsi —, soutient la guerre ukrainienne, alors qu’il est déjà clair que c’est une position perdante. Pourquoi persiste-t-elle malgré tout dans cette voie ?
Vous pensez aux Européens ?
Máté Gerhardt : Oui.
J’ai donné une conférence où j’ai essayé de fournir des points de repère à ce sujet, car il est très difficile de dire : « c’est pour telle ou telle raison ». Mais on peut identifier certains critères. Il arrive souvent que plusieurs personnes soutiennent la même cause, et, lorsqu’on la décortique, on voit qu’elles ne l’ont pas toutes soutenue pour les mêmes raisons. Ici aussi, il faut s’exprimer avec prudence. À Bruxelles, il y a quelque trente mille bureaucrates, et il existe l’idée qu’il faut transformer « l’Europe des nations » qu’était l’Union européenne, aux « États-Unis d’Europe ». Pour cela, il faut retirer aux nations, aux États-nations, le plus de compétences possibles. C’est ce qui se passe actuellement, et moi, je me bats contre cela, la Hongrie se bat contre cela chaque jour. Et je constate que, quelle que soit la crise qui éclate — par exemple cette crise de guerre —, Bruxelles, le centre à l’impact déterminant en Europe, se sert de chaque crise pour retirer des compétences aux États membres et avancer sur la voie, sur une trajectoire de bâtisseur d’empire consistant à mettre sur pied une fédération, des « États-Unis d’Europe ». Cela s’est passé ainsi lors de la crise financière de 2008-2009, puis lors de la crise migratoire, ensuite pendant la pandémie de COVID, et c’est exactement la même chose aujourd’hui avec la guerre. Plus la guerre dure, plus les bureaucrates bruxellois retireront de compétences aux États membres. De plus, une étape décisive sur cette trajectoire menant aux « États-Unis d’Europe » est l’endettement commun, auquel nous nous opposons, car c’est la dette commune qui, plus tard, créera l’État commun — ce fut également un facteur déterminant dans la naissance des États-Unis d’Amérique. Plus la guerre s’éternise, plus il faut donner de l’argent à l’Ukraine. Nous, nous nous y opposons, mais la majorité, à part nous et les Slovaques, n’était pas contre, n’est-ce pas. Comment financer donc la guerre ? Par des emprunts ! Il faut contracter des emprunts. Ils le veulent tous. Il y a donc un scénario bruxellois de bâtisseurs d’empire, dans lequel cette guerre s’insère parfaitement.
Máté Gerhardt : Et on voit bien qu’en quelque sorte, pour compenser, comme si on voulait faire entrer l’Ukraine dans l’UE. On leur fait miroiter que, peu importe comment vous survivez à la guerre, l’essentiel, c’est qu’au bout de votre parcours, vous vous pourrez adhérer à l’Europe. D’ailleurs, la décision du Conseil européen portait, entre autres, sur ce point. Qu’en pensez-vous ?
György Nógrádi : J’ai deux remarques. Premièrement : les Russes ont clairement indiqué que l’Ukraine ne pouvait pas devenir membre de l’OTAN. Ils ont également précisé beaucoup d’autres choses : pas d’armes nucléaires, etc. Mais ils ne se sont jamais opposés à l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne.
Au contraire !
György Nógrádi : Parce qu’ils estiment que, si l’Ukraine entrait dans l’Union, elle la ferait éclater de l’intérieur.
C’est ça, c’est exactement ça !
György Nógrádi : On n’ose jamais dire comme ça, mais il y a des pays dans l’UE qui haïssent viscéralement les Russes. Les pays baltes, par exemple, où pendant des siècles ces trois États se sont retrouvés coincés entre les Allemands et les Russes. Aujourd’hui, dans chacun d’eux vit une minorité russe que l’on opprime sans pitié. Cela offre à la politique russe une marge de manœuvre énorme, dont elle ne veut ou ne sait pas tirer profit. En Pologne, la politique s’inscrit dans une tradition d’hostilité envers la Russie. Elle s’accompagne de formules qui ont marqué l’histoire : « Face aux Allemands, nous risquons de perdre notre indépendance ; face aux Russes, notre salut éternel. » L’antagonisme polono-russe est tout simplement stupéfiant. Et puis, il y a la question des frontières. Vous l’avez vous-même évoquée : que deviendront-elles ? Après la Seconde Guerre mondiale, que dit Churchill : que l’Allemagne fait un pas à gauche, trois pas en avant. Autrement dit, que les Polonais avancent jusqu’à la ligne Oder-Neisse – et elle est en effet toujours la frontière germano-polonaise aujourd’hui – et l’Union soviétique récupère de grands territoires 100 % polonais… qui se trouvent aujourd’hui en Ukraine. Et là, qu’est-ce que disent les dirigeants polonais ? « On ne veut pas d’un seul centimètre carré de territoire, mais en revanche, on veut qu’une fois la guerre terminée, ces territoires rejoignent l’économie nationale polonaise » Ça, moi, je ne sais pas comment interpréter : ni politiquement, ni juridiquement, ni même en termes de sécurité.
Oui. Moi, je ne peux commenter ces choses que du point de vue hongrois. Et je partage toutes les difficultés que le professeur vient d’énumérer. Vous voyez bien qu’il n’est pas si simple de démêler tous ces fils et de suivre une ligne de politique étrangère cohérente pour un pays comme la Hongrie. Si l’on tient à respecter une logique, il faut d’abord identifier nos intérêts, et ne jamais s’écarter de la piste qu’elle trace. Et là, ce que je peux vous dire très clairement, c’est que l’intérêt de la Hongrie, c’est de ne jamais, en aucune circonstance, de faire partie de la même intégration avec l’Ukraine. Ni au sein de l’OTAN, ni de l’Union européenne, ni d’aucune autre structure. Puisque si nous nous retrouvions dans la même intégration avec l’Ukraine, les conséquences en seraient imprévisibles — ou, pour être honnête, parfaitement prévisibles. La première, c’est que l’on verrait tout notre argent partir là-bas. Autrement dit, si l’Ukraine est admise dans l’Union européenne, pour la Hongrie ce serait la voie directe qui a conduira vers l’appauvrissement. Notre agriculture sera ruinée, nous perdrons des emplois, et bien d’autres conséquences suivront. Il faut absolument éviter cela. En même temps, nous ne devons pas être sans cœur ni agir de façon irrationnelle ; nous ne pouvons pas dire aux Ukrainiens : « Flottez donc dans l’espace ». Il faut bien faire quelque chose pour eux : les arrimer quelque part, les ancrer, et les aider dans ce sens. Et je pense qu’il faut, en effet, conclure avec eux une alliance stratégique — que ce soit l’Union européenne qui signe avec l’Ukraine un partenariat stratégique, sur la base d’un traité modifiable. Mais il ne faut jamais accorder l’adhésion. Une fois que vous avez été admis quelque part, on ne peut plus vous en faire sortir, on ne peut plus se débarrasser de vous. C’est pourquoi il ne faut jamais laisser entrer l’Ukraine dans une intégration où la Hongrie serait également présente : cela créerait des conflits d’intérêts entre nos pays respectifs, et, au sein d’une même structure, nous serions toujours perdants. Ils sont grands, nous sommes petits ; leur territoire est immense, le nôtre beaucoup plus modeste. Il faut donc rester lucides : l’intérêt hongrois s’oppose clairement à l’adhésion de l’Ukraine à l’UE.
Máté Gerhardt : Oui, c’est exactement ce que vous avez défendu dans Voks2025.
György Nógrádi : Une remarque.
Máté Gerhardt : Oui ?
György Nógrádi : Je vous prie de m’excuser. Premièrement : ce que M. le Premier ministre vient de dire au sujet de la Hongrie est parfaitement vrai, mais cela vaut aussi pour le paysan français. À force d’intégrer l’Ukraine dans l’Union, l’agriculture française ne touchera plus les sommes faramineuses qu’elle reçoit de Bruxelles de nos jours. Si la France le faisait, cela y ferait tomber n’importe quel gouvernement. C’est donc un intérêt national fondamental pour la France de refuser l’adhésion de l’Ukraine à l’Union.
Máté Gerhardt : Uniquement pour la France ?
György Nógrádi : Non.
Máté Gerhardt : Pour l’Allemagne et l’Italie aussi, n’est-ce pas ?
György Nógrádi : En Allemagne, l’agriculture joue un rôle encore plus important. Ma deuxième remarque est qu’il y a eu un Premier ministre hongrois…
Mais cela est vrai pour les Transalpins.
György Nógrádi : Oui.
Máté Gerhardt : Mais bien sûr, c’est la même chose là-bas. Oui…
György Nógrádi : Et cela vaut aussi pour plusieurs pays d’Europe du Sud. Il y a eu un Premier ministre, qui s’appelait József Antall. Il voulait conclure une alliance stratégique avec les Ukrainiens afin de contrebalancer une petite entente à remettre potentiellement sur pied un jour. Mais il s’est rendu compte, au cours de ses trois années de mandat à peine, qu’il était impossible de conclure une telle alliance avec les Ukrainiens.
Máté Gerhardt : Mais lorsque vous avez mentionné que les Russes savent qu’une adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne finirait par démanteler l’Union de l’intérieur, que faut-il entendre sous cette déstabilisation, des aspects financier, politique et social, le scénario mentionné par Monsieur le Professeur ?
Il faut partir d’un constat qu’aujourd’hui, l’Union européenne est une intégration économique exposée à un danger mortel. Nous avons perdu notre compétitivité. Le maintien de l’État-providence paraît quasiment impossible. Les difficultés de subsistance se multiplient. Les tensions sociales internes font fissurer les structures la structure même de la démocratie. Et nous en sommes déjà à la gouvernance dans la mesure où la véritable question, désormais, est de savoir si le système de gouvernement fondé sur la démocratie est encore à même de répondre aux défis auxquels l’Europe est confrontée. Mais c’est une discussion qui nous mènerait très loin. Ce que je veux dire, c’est que nous sommes confrontés à des défis immenses. Nous devons concentrer toutes nos forces sur nous-mêmes. Nous n’avons pas les moyens aujourd’hui de prendre sur les épaules un pays qui comptait jadis cinquante millions d’habitants et qui n’en a plus qu’une vingtaine — nul ne sait exactement combien —, qui est en guerre et qui conçoit son avenir avec une armée d’un million d’hommes financée par des fonds européens. Sous un tel fardeau, nous nous trouverons écrasés. Nous devons consacrer toutes nos ressources à notre propre compétitivité, à notre modernisation et au maintien des classes moyennes ; sinon, ce sera le système démocratique européen qui vacillera en tant que tel. Voilà la tâche. Dans ce cadre, il n’y a pas de place pour l’Ukraine.
György Nógrádi : J’ai trois remarques à faire. Pro primo : le prédécesseur de l’Union européenne, le Traité de Rome, signé au printemps 1957, a été conclu entre six pays, et il ne concernait que l’économie, rien d’autre. Avec six pays, cela fonctionnait bien ; avec vingt-sept, cela fonctionne de façon très étrange. Pro secundo : il y a ici la question des Balkans, il faudrait intégrer les pays des Balkans. Laissons de côté pour l’instant la politique serbe ou autre, nous pourrons y revenir plus tard. Mais il est apparu qu’il est beaucoup plus simple d’intégrer ces pays dans l’OTAN que dans l’Union européenne, parce que les deux systèmes sont totalement différents. Et une remarque pour terminer : on a évoqué l’armée ukrainienne. L’une de mes répliques favorites vient d’un commandant ukrainien qui disait : « Si la Hongrie s’avise de trop bavarder, depuis Záhony je serai au Balaton avec mes chars en deux heures. » Je lui ai répondu : « Moi, avec ma Mercedes, je n’arrive même pas à faire 400 kilomètres en deux heures. Alors venez donc tout seul, prenez un bain, mais laissez les chars chez vous. » Mais cette logique-là reste encore très présente dans la mentalité ukrainienne d’aujourd’hui.
Máté Gerhardt : Et voilà. Mais cette Europe est aujourd’hui riche et faible, incapable de se défendre. Comment en est-on arrivé là ? Comment une Europe autrefois prospère, autonome et florissante a-t-elle pu en arriver à cette situation ?
György Nógrádi : Si on a trois heures, je vous raconterai tout ça… mais je vais essayer de faire court.
Máté Gerhardt : D’accord, alors on va raccourcir. C’est peut-être ça l’essentiel.
György Nógrádi : Comment l’Europe est-elle entrée dans le XXᵉ siècle ? Il y a trois puissances dominantes à savoir les États-Unis, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Et comment en est-elle sortie ? L’Europe en tant que puissance n’existe plus. Il y avait un chancelier allemand, Helmut Schmidt – que j’aimais beaucoup – qui disait : « L’Allemagne est trop grande pour l’Europe, trop petite pour le monde. » Aujourd’hui, l’Europe ne s’impose plus en tant que puissance, grâce à. Merkel ayant eu des mérites historiques et des fautes historiques en la matière – il y aura peut-être un jour l’occasion d’en reparler –, mais dans les faits, l’Europe a longtemps été conduite par trois pays : les Britanniques, qui ont quitté le navire avec le Brexit, les Français, où la situation est des plus étranges : un système sous contrôle du Président, avec trois grands partis, et puis l’Allemagne, où la coalition tripartite a échoué. Il n’y a eu qu’une seule fois dans l’histoire allemande où un parti a obtenu la majorité absolue : en 1957, avec Adenauer. Jamais avant, jamais après. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’une coalition à deux partis, avec des sociaux-démocrates qui s’affaiblissent de jour en jour, et des problèmes qui éclatent quotidiennement sous nos yeux. Bref, l’Europe est réellement en péril existentiel.
Moi aussi, j’ai ma réponse à cette question : comment en est-on arrivés là ? Après la Seconde Guerre mondiale, nous avons perdu toute maîtrise de notre propre continent. Ce ne sont pas les Européens qui ont arrangé la situation d’après-guerre, mais les Américains et les Russes, par-dessus nos têtes. Ainsi, après 1945, l’Europe a vécu sans pouvoir influencer son propre destin : sa moitié occidentale a été occupée par les Américains, sa moitié orientale par les Russes, ou plutôt par l’Union soviétique. C’est de là qu’est née la nouvelle Europe. Et quel était alors le mot d’ordre de l’OTAN ? Très révélateur : garder les Américains à l’intérieur, maintenir les Russes à l’extérieur et contenir les Allemands. Voilà la définition de l’OTAN. Il fallait maintenir les Allemands sous contrôle, de peur que n’émerge une puissance européenne. Eh bien, cela a fonctionné un certain temps, car la sécurité de l’Europe — face à la Russie également — était assurée non seulement par les États-Unis qui prêtaient main forte, mais aussi par les financements auxquels ils procédaient, car il faut savoir que les Américains consacraient une part bien plus importante de leur budget aux dépenses militaires, y compris à la défense de l’Europe, que nous, Européens. Comme nous ne dépensions pas pour nos forces armées, nous pouvions consacrer cet argent à autre chose : c’est ce qu’on appelait le « dividende de la paix ». Quand on n’a pas à entretenir une armée, on peut utiliser ces ressources pour l’État-providence, et pour diverses autres dépenses. Cela a bien fonctionné pendant un certain temps, mais avec la restructuration actuelle du monde et le ralentissement de la compétitivité américaine, les États-Unis ont décidé qu’ils n’étaient plus prêts à défendre l’Europe gratuitement pendant que les Européens utilisaient ce dividende de la paix pour financer leurs dépenses sociales. Ils ont dit : « Les gars, à vous aussi de mettre la main à la poche. » Le moteur de la situation actuelle, c’est que les Américains — surtout à cause de la montée de l’Asie —, ont commencé à perdre de leur compétitivité à l’échelle globale. Ils ont besoin de l’argent chez eux. Ils ne peuvent plus se permettre d’être présents à la fois en mer de Chine méridionale, au Moyen-Orient et, en plus, de protéger l’Europe gratuitement. Mission impossible ! C’est pourquoi ils disent : « Les gars, la donne a changé — comme l’a déclaré le président Trump —, il faut payer !» Voilà comment nous en sommes arrivés là.
György Nógrádi : Deux remarques. Premièrement : depuis quinze ans, tous les ambassadeurs américains en mission en Allemagne répètent inlassablement qu’il faut consacrer plus à la défense. Et aujourd’hui, si l’Allemagne vit mieux que les États-Unis, c’est parce qu’elle paie beaucoup moins pour la défense. Deuxièmement : je sais que nous n’avons pas le temps de retracer toute l’histoire, mais souvenons-nous de Winston Churchill, dont le rêve, lors des deux guerres mondiales, était d’impliquer les Russes, d’impliquer les Turcs, etc. Sa conception de base était de débarquer en Yougoslavie, de tenir la ligne Ljubljana–Vienne pour empêcher les Soviétiques d’entrer en Allemagne. Eisenhower le prenait pour un fou. Roosevelt le traitait avec condescendance. C’est fascinant de voir à quel point la configuration qui a suivi la Seconde Guerre mondiale se voit même aujourd’hui.
Máté Gerhardt : Oui, en effet : en Europe l’argent s’est évaporé, les armes aussi. Désormais, l’Union européenne n’a plus guère d’autre rôle à jouer que de nous chamailler sur la ligne touche, pour faire savoir ce qu’elle aimerait obtenir. Trump et Poutine, peut-être par politesse, l’écoutent — d’ailleurs, Trump a dit qu’il écouterait l’avis de tout le monde, mais c’est une autre question de savoir si cela deviendrait réalité. À votre avis, qu’est-ce qui en adviendra ?
Avant même d’en arriver là, les Européens devraient décider ce qu’ils veulent être. Ils devraient redéfinir leur propre place dans le monde. Mais ils ne le font pas. Cela a aussi des conséquences pour la Hongrie, car nous ne pouvons pas nous ajuster à une quelconque autodéfinition européenne. C’est pourquoi, depuis la crise financière — ce qui coïncide exactement avec la première prise du pouvoir par le Fidesz en 2010 —, en l’absence de stratégie européenne, et face à l’affaiblissement visible de l’Europe et à sa perte d’influence, nous devons élaborer notre propre stratégie nationale — faute de stratégie européenne. Car si nous nous étions alignés sur les Européens, nous serions aujourd’hui dans la boue jusqu’au cou — ou au moins jusqu’à la ceinture — dans une guerre contre la Russie, la transition verte aurait ruiné l’économie hongroise, nous serions en mauvais termes avec les Américains, et nous n’aurions aucun investissement chinois. Bref, si nous avions nagé avec le courant européen, toute l’économie hongroise serait à genoux aujourd’hui. Nous ne pouvons donc pas nous le permettre. Je dis cela simplement parce que notre intérêt serait qu’il existe une stratégie européenne dans laquelle nous puissions reconnaître nos propres intérêts nationaux et avancer ensemble avec les autres. Mais aujourd’hui, une telle stratégie est tout simplement inexistante ! Cela pourrait exister si les Français et les Allemands étaient suffisamment solides chez eux pour élaborer ensemble une vision dans laquelle chacun de nous trouverait sa place. Alors l’Europe disposerait d’une grande stratégie. Mais elle n’en a ni une grande ni une petite ; elle se limite à des déclarations dans le sillage d’une rencontre Trump–Poutine. Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Il faut simplement prendre acte de la situation : nous sommes Hongrois, nous ne voulons pas sombrer avec les Européens, car c’est dans cette direction qu’ils avancent — que ce soit sur la question migratoire, sur la guerre ou sur la compétitivité. Nous suivons donc notre propre stratégie nationale, dans l’espoir que d’autres pays en Europe feront de même, et qu’alors nous pourrons retisser un système d’intérêts communs au sein de l’Union européenne, car l’actuel, dirigé depuis Bruxelles, est tombée en morceaux.
György Nógrádi : J’ai deux remarques à faire. Premièrement, il est extrêmement intéressant d’observer la politique quotidienne de Merz : il souffre. Son propre parti le poignarde dans le dos sur une multitude de questions — livrer ou non des armes à Israël, par exemple. Deuxièmement, si je regarde la direction de l’Union européenne, elle est accablante. La précédente, au moins, avait une certaine stature, même si elle était alcoolique. La grande question est donc de savoir qui dirige Bruxelles, et si cette direction est capable de piloter l’Europe. Malheureusement, la réponse est non.
Permettez-moi de souligner un point – même si cela est susceptible de donner l’impression que je vante mon propre camp, mais pourquoi pas. Le plus grand avantage stratégique de la Hongrie, son principal atout de compétitivité dans le domaine économique, c’est la stabilité, et le fait que nous n’avons pas de gouvernement de coalition. Imaginez un instant que nous devions répondre aux questions économiques comme les Allemands, c’est-à-dire en cherchant un compromis entre des partis qui défendent des principes totalement différents. Il n’en sortirait rien. La Hongrie s’effondrerait. C’est donc pour nous une question clé : disposer d’un gouvernement bien plus stable, plus efficace, plus apte à décider et à agir que la moyenne européenne. Sinon, nous sombrerions nous aussi dans ce déclin européen, dont nous devons absolument rester à l’écart.
György Nógrádi : Excusez-moi ! Cela fait quelques jours que l’Allemagne se passionne pour une question brûlante : qui deviendra juge constitutionnel. Les sociaux-démocrates avaient le droit de proposer un candidat. Ils ont choisi une femme. Aussitôt, la CDU/CSU a déclaré qu’elle était trop libérale. Finalement, on a découvert que non. Alors, un nouvel argument : elle aurait rédigé son mémoire de diplôme avec son mari. En réalité, cinq ans les séparaient… Mais veto quand même. Cela illustre parfaitement à quel point un gouvernement de coalition est une affaire plus que compliquée.
Cela pourrait être le sujet d’une autre conversation, que nous aurons peut-être un jour si nous trouvons le courage intellectuel — ce n’est pas si simple — de parler de l’avenir même de la démocratie européenne. Car, voyez-vous, les Grecs n’entendaient pas par démocratie ce que nous disons aujourd’hui. Pour eux, la démocratie signifiait deux choses. La première est, que nous partageons toujours, c’est la participation. Celui qui paie des impôts doit être associé aux décisions. Et même davantage : il faut associer, si possible, tout le monde au processus de prise de décision commune. Mais, ajoutaient les Grecs, l’on ne peut pas parler d’une vraie démocratie que si cette participation débouche sur une bonne gouvernance ; sinon, cela ne mène qu’à l’anarchie. Et aujourd’hui, le problème de l’Europe est bien là : nous avons bien la participation démocratique, mais comme les bonnes gouvernances manquent, cette participation tend de plus en plus vers l’anarchie. Il faudra donc qu’un jour, les intellectuels, les professeurs, les journalistes, osent poser avec sincérité la vraie question : comment sauver la démocratie européenne ? Car désormais, ce n’est plus l’avenir de l’Ukraine qui est en jeu, mais bien celui de l’Europe elle-même : nos démocraties sont-elles capables de gouverner de façon à être à la hauteur des développements accomplis ailleurs dans le monde ? Voilà les questions immenses qui sont aujourd’hui sur la table. Je vous prie de m’excuser d’avoir quelque peu débordé le cadre de notre entretien.
György Nógrádi : Que va-t-il advenir des trois puissances moyennes d’Europe : les Britanniques, les Français et les Allemands ? On pourrait parler de chacune. On voit bien qu’au Royaume-Uni il y a un changement structurel de fond, qu’en France la coopération entre les trois partis et le chef de l’État est plus que problématique, et qu’en Allemagne, malgré un gouvernement tout récent, les difficultés sont nombreuses.
Máté Gerhardt : Mais puisque vous avez parlé de l’intérêt hongrois, Monsieur le Premier ministre, il est très important d’évoquer les Hongrois de Transcarpatie et la manière dont l’Ukraine traite réellement cette question. Nous en avons souvent parlé, mais quels sont les moyens diplomatiques, économicopolitiques dont dispose le gouvernement pour protéger, d’une manière ou d’une autre, nos compatriotes, alors qu’ils subissent aujourd’hui en Ukraine des choses épouvantables ?
Nous utilisons tous les moyens à notre disposition, mais la situation est réellement préoccupante, car dans un pays en guerre, les possibilités pour entreprendre des actions juridiques internationales sont limitées. Les Ukrainiens nous disent : « Nous menons un combat de vie ou de mort, nous comprenons vos problèmes, mais ils sont secondaires. » Dans de telles conditions, il est donc très difficile d’obtenir la reconnaissance des droits pour des communautés minoritaires. Ce qui peut changer la donne, c’est l’instauration de la paix, au moment où les grandes puissances décideront de l’Ukraine : appartiendra-t-elle à l’Est, à l’Ouest, deviendra-t-elle un État tampon, une zone tampon ? Nous n’en savons rien, il faut attendre. Et, une fois que le pays aura été solidement arrimé, on pourra alors discuter des conditions qui devront y régner pour savoir à qui reviendra la responsabilité de garantir la pleine jouissance des droits des minorités, droits qui doivent leur être reconnus dans la culture européenne. Cela viendra en son temps. C’est pourquoi la paix nous rapprochera aussi du moment où nous pourrons nous trouver dans une situation nous permettant de défendre les droits de la communauté hongroise vivant là-bas.
György Nógrádi : Deux remarques. La première : il faut voir que l’Union européenne d’aujourd’hui n’ose pas assumer le conflit. Chacun sait que la corruption en Ukraine est immense. Sur les 100 milliards de dollars envoyés, une part considérable a été détournée. On voit que certaines armes expédiées réapparaissent presque aussitôt sur les marchés noirs. Lorsque je le disais, je recevais des critiques ; aujourd’hui, le gouvernement américain lui-même tient ce discours, et depuis lors ces critiques ont diminué au moins sur ce point. Deux : la proportion des Hongrois en Transcarpatie a chuté drastiquement de moitié. Les réfugiés sont innombrables, il y a d’innombrables morts, et beaucoup de nouveaux arrivants s’installent là-bas. Deux faits doivent être soulignés. Le premier : les Ukrainiens qui s’y installent disent aux Hongrois qui vivent là-bas : « très bien, vous êtes là, mais pourquoi parlez-vous hongrois ?» Le second : en Hongrie, de plus en plus de personnes se trouvent dans l’impossibilité d’entrer en Ukraine, ce dont nous ne parlons jamais, car elles figurent sur une liste noire ukrainienne, et si elles passaient la frontière, elles seraient immédiatement expulsées ou emprisonnées. Bref, tout ce que l’Europe a proclamé jadis comme droit, comme justice ou autre, cela ne fonctionne pas, et la réponse des Ukrainiens est toujours la même : « nous sommes en guerre ».
Máté Gerhardt : Oui, mais si l’on en est déjà à la réponse ukrainienne, il faut rappeler à propos que la Hongrie a mené à bien la plus grande opération humanitaire de son histoire, — je pense à l’approvisionnement en électricité, en gaz de l’Ukraine. On dit souvent que la gratitude est inexistante en politique, qu’elle n’est pas une catégorie politique. Or, dans le même temps, le gouvernement Zelensky a lancé des opérations de renseignement contre la Hongrie. Dans de telles conditions, et sous une telle forme, comment peut-on encore viser à instaurer la normalité, une relation équilibrée, aussi équilibrée que possible à propose de ces questions ?
Les Ukrainiens ont lancé contre la Hongrie de graves opérations de renseignement, dont une grande partie reste couverte, mais certaines en ont vu le jour. Ils se sont sérieusement infiltrés dans la politique hongroise, dans la pensée, l’opinion publique hongroise et dans les institutions du pays, par l’intermédiaire d’agents mandatés de toutes sortes. C’est un vrai problème : j’y suis confronté quotidiennement, le conseiller national à la sécurité et les services m’en rendent régulièrement compte. Nous devons nous en occuper sérieusement. Mais il s’agit d’un pays en guerre, donc nous ne devons surtout pas perdre notre sang-froid. Bien sûr, nous sommes l’arrière-pays de l’Ukraine : ils veulent savoir ce qui se passe ici, ils veulent influencer la position de la Hongrie, mais nous, nous ne voulons pas le permettre. Rien d’exceptionnel à cela dans le monde de la politique. En même temps, il n’est pas dans notre intérêt que l’Ukraine s’effondre. Par ailleurs, nous pourrions provoquer son effondrement en une seule journée. En une seule journée — mais ce n’est pas dans notre intérêt. En effet, l’Ukraine reçoit une part considérable de son électricité et de son gaz depuis la Hongrie. Qu’un accident survienne, que quelques pylônes tombent, que quelques lignes soient coupées, et l’Ukraine s’arrête. Ainsi, tandis que les Ukrainiens nous parlent comme ils le font — sans respect, d’une manière qu’une personne convenable ne se permettrait jamais —, alors qu’ils dépendent entièrement de nous. Et ils savent parfaitement qu’il n’est pas dans notre intérêt de les faire tomber ni d’ébranler leur sécurité, car une Ukraine en ruine, à la frontière de la Hongrie, représenterait une menace, un danger pour la sécurité publique, un risque de terrorisme, et un risque pour la minorité hongroise sur place — que la Hongrie ne veut pas assumer. C’est justement pour cela qu’ils se montrent aussi impertinents à notre égard et se permettent insolence et arrogance, car ils savent que, d’une certaine manière, ils sont entre nos mains, mais ils savent très bien aussi que la Hongrie, même si elle ne soutient pas leur adhésion à l’Union européenne, n’a aucun intérêt à les déstabiliser. Ce qu’il nous faut, c’est une Ukraine stable, qui puisse fonctionner. Or, ils abusent de cette situation. Mais la politique, au fond, c’est comme ça.
György Nógrádi : Et leur objectif fondamental est d’influencer les élections hongroises de l’année prochaine.
Et ils ne s’en cachent pas, ils l’ont annoncé ouvertement ; il est donc clair que l’accession de l’opposition hongroise au pouvoir figure parmi les toutes premières priorités de la politique étrangère ukrainienne — peut-être même au tout premier rang. Voilà la réalité !
Máté Gerhardt : Messieurs, je vous remercie vivement pour cette conversation. Je suis heureux, et nous poursuivrons encore ces échanges, car il reste de nombreux sujets qu’il vaut la peine de développer. Je suis heureux que vous ayez été présents ici, dans le studio. C’était l’émission intitulée « Patrióta Extra ». Merci beaucoup à vous pour votre attention, n’oubliez pas de vous abonner à la chaîne, car nous reviendrons avec d’autres vidéos et des analyses pour interpréter ce qui se passe dans le monde. Merci de nous avoir suivis ! Salut à tous !
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