Gábor István Kiss : Bonjour à toutes et à tous, et bienvenue à nos téléspectateurs. Nous avons le plaisir de nous entretenir aujourd’hui à Rome avec Viktor Orbán, Premier ministre de Hongrie. Bonjour, Monsieur le Premier ministre !
Bonjour !
Merci de nous accorder cet entretien. Aujourd’hui, vous avez rencontré le pape Léon XIV pour la première fois. Le pape Léon se trouve-t-il, pour ainsi dire, à bord du « navire de la paix » ?
Il existe dans le monde une sorte de réseau informel, disons une alliance discrète, composée de dirigeants dont nous savons, et nous le savons surtout entre nous, que la paix est leur priorité absolue. Ce réseau a deux pôles principaux. Le premier est un pôle politique, là où se trouvent les leviers réels du pouvoir, les instruments concrets dont on peut se servir pour promouvoir la paix et s’opposer à la guerre. Aujourd’hui, c’est le président américain qui occupe cette position centrale, ce qui n’était pas le cas de son prédécesseur. Le second pôle est spirituel, un centre moral d’où les dirigeants engagés contre la guerre tirent sans cesse une nouvelle énergie, une motivation, un engagement renouvelé, une bénédiction, un encouragement. Ce centre se trouve ici, au Vatican, auprès du Saint-Père.
Et cela reste vrai aujourd’hui encore : le Vatican demeure ce centre, tout comme il l’était sous le pape François, dont la conception de la paix était parfaitement claire. Dès son troisième jour de pontificat, le pape Léon a appelé le président Zelensky, un geste qui marque une inflexion par rapport à la période précédente. Le Vatican reste-t-il, aujourd’hui encore, le centre spirituel des démarches pour la paix ?
Bien sûr. En effet, la paix n’est dirigée contre les Ukrainiens. Le fait que le Saint-Père s’entretienne avec l’une ou l’autre des parties belligérantes ne va jamais à l’encontre de la paix, c’est, au contraire, un acte en faveur de la paix et contre la guerre. En théorie, on pourrait penser que les papes se ressemblent tous. Et, sous certains aspects, c’est vrai : ils dirigent la Sainte Église, leur mission, leur doctrine, l’héritage du Christ sont clairs et constants. Mais les papes sont aussi des hommes, et chacun est différent. Leur origine nationale, compte beaucoup. J’ai d’ailleurs repensé à mes propres expériences : lors de ma première visite officielle au Vatican, le pape était polonais. Puis vint un pape allemand, ensuite un pape argentin, et aujourd’hui, nous avons un pape anglo-saxon, un Américain.
Après tant d’années d’une guerre dévastatrice, on peut encore compter sur les doigts d’une seule main les dirigeants dans le monde qui défendent réellement la cause de la paix, et qui agissent concrètement en ce sens. Le dernier à s’être joint à eux est le maître de la Maison-Blanche, le président Trump. Mais pourquoi sont-ils si peu nombreux, ces dirigeants qui œuvrent activement pour la paix, vous compris, bien sûr ?
Oui. C’est une illusion d’optique. Quand nous parlons du « monde », nous pensons en réalité au monde occidental, alors que le monde est bien plus vaste. Il est vrai que, dans l’Occident, nous sommes peu nombreux à défendre la paix, j’y reviendrai dans un instant, mais si l’on considère la planète entière, la grande majorité de l’humanité se trouve du côté de la paix. Le monde arabe, presque sans exception, les pays d’Extrême-Orient – la Chine en tête – et l’Inde également, se rangent du côté de la paix. C’est donc une illusion propre à l’homme occidental de croire que ce qui se passe en dehors de son univers n’a pas d’importance, ou que les autres n’ont pas de rôle décisif à jouer. Il y a eu un temps où cela pouvait sembler vrai, mais ce temps est révolu. Et même si l’on se limite au monde occidental, il faut voir que sa partie la plus forte, les États-Unis, se trouvent aujourd’hui majoritairement du côté de la paix. Parfois, il faut compter, et parfois il faut pondérer. Dans le cas du président des États-Unis, il vaut mieux pondérer. Ici, en Europe centrale, les forces favorables à la paix reviennent en scène : les Tchèques s’en rapprochent, la Slovaquie a désormais un gouvernement opposé à la guerre, tout comme la Hongrie. Et je crois que même en Pologne, le vent commence à tourner, il faudra simplement un peu de temps pour que la situation s’éclaircisse. Je pense aussi qu’à mesure que les difficultés économiques s’aggravent en Europe de l’Ouest, de plus en plus de pays finiront par reconnaître une évidence : nous n’avons tout simplement plus les moyens de financer cette guerre. C’est pourquoi je m’attends à ce qu’avec le temps, presque de jour en jour, le camp des opposants à la guerre continue de s’élargir.
Parlez-nous de votre entretien avec le Saint-Père ! Comment le courant est-il passé entre vous ? Quels cadeaux avez-vous apportés ? Pouvez-vous nous en dire quelques détails ?
Nous avons effectivement l’habitude d’apporter un cadeau : on ne se présente pas les mains vides devant le pape. Cette fois-ci, nous avons offert un très beau livre ancien hongrois, consacré à la vie de saint Gérard. Cela nous a donné l’occasion d’évoquer un peu l’histoire du christianisme en Hongrie, dont saint Gérard, évêque et martyr, est l’une des figures fondatrices. Nous avons également pu parler de Budapest, même si ce n’était pas indispensable : le Saint-Père connaît déjà la ville, puisqu’il s’y est rendu dans le passé, lorsqu’il faisait partie de la délégation accompagnant le précédent pape lors de sa visite à Budapest. Je ne dirais pas qu’il nous « connaît », mais il sait où se trouve la Hongrie, ce qu’est Budapest ; bref, il n’a pas reçu un visiteur venu de la planète Mars ! De plus, c’est un Européen de culture occidentale, bien qu’il ait longtemps servi en Amérique latine. Il possède cette érudition européenne classique, qui englobe à la fois l’histoire et la géographie : il connaît parfaitement le monde dans lequel il se trouve aujourd’hui, ici, à Rome, en son centre.
Le sommet de la paix de Budapest, qui devait avoir lieu, semble finalement ne pas se tenir. A-t-il été annulé ou simplement reporté ? Il s’agissait, si je comprends bien, d’une rencontre entre le président Poutine et le président Trump à Budapest ?
Le sommet de la paix existe bel et bien. C’est une intention clairement exprimée par les deux parties, celles qui mènent les discussions entre elles, qu’un sommet à Budapest aura lieu. Je dirais : ce qui tarde finira par arriver.
Avez-vous une idée du calendrier ? Parle-t-on de semaines, de mois ? En effet, ce sommet pourrait marquer une étape majeure vers la résolution de ce conflit meurtrier à nos frontières.
Regardons comment s’était déroulé le dernier grand sommet de paix de ce type. C’était à Charm el-Cheikh, en Égypte, lors des négociations sur la paix au Proche-Orient. Les parties concernées, y compris les Américains, y avaient discuté pendant longtemps. Puis, un samedi, ils ont simplement annoncé : « lundi, on signe ». C’est ainsi qu’il faut l’imaginer : C’est ainsi qu’il faut l’imaginer : en deux ou trois jours, tout peut se conclure, la paix, ou du moins un accord. Mais personne ne peut dire quand cela se produira, car les délégations continuent de négocier sans relâche entre elles.
Mais cela reste donc bien confirmé : la signature aura lieu à Budapest ?
C’est annoncé officiellement, vous pouvez le prendre comme un fait établi.
Pendant ce temps, les discussions se poursuivent en coulisses. Le président Trump se trouve actuellement en Chine, et selon certaines informations, l’un des points de négociation porterait sur l’exclusion des énergies russes du marché mondial. Certains analystes estiment que cette hypothèse est aujourd’hui plus probable qu’au cours des dernières années. Or cela concernerait aussi la Hongrie, si jamais, par exemple, l’oléoduc Droujba devait être interrompu, détruit ou subir un incident.
J’ai du mal à croire qu’on puisse écarter du marché mondial les produits d’un grand pays producteur de matières premières. Bien sûr, on peut édicter des règles, imposer des sanctions, il en existe déjà, mais elles ont toutes la même nature : elles sont contournées. Nous en sommes aujourd’hui à la dix-neuvième série de sanctions ; cela montre bien que les précédentes n’ont pas fonctionné. Je pense donc qu’il y a des choses qu’on peut obtenir par la politique contre la logique économique, et d’autres qu’on ne peut pas. Je pense donc que l’accès des énergies russes au marché mondial sera rendu plus difficile, mais non supprimé. Cela dit, cette question ne nous passionne qu’intellectuellement. Ce qui nous importe vraiment, c’est : qu’adviendra-t-il des Hongrois ? Des foyers hongrois ? Des stations-service du pays ? C’est cela, notre préoccupation. Ce que je peux dire, c’est que nous devons nous battre jusqu’au bout pour conserver notre accès au pétrole et au gaz russes. D’abord, parce que nous ne pouvons pas les remplacer par d’autres sources. Il y aurait donc une pénurie, même si elle ne serait pas absolue. Et ensuite, parce que les prix monteraient en flèche. Concrètement, les dépenses mensuelles des ménages hongrois doubleraient, et le coût d’utilisation des véhicules s’envolerait. C’est donc un intérêt vital, tangible et immédiat pour chaque foyer hongrois de pouvoir continuer à accéder aux énergies russes – et surtout, qu’il y ait la paix. Car si la paix revient, les prix de l’énergie baisseront, et l’économie repartira. Aujourd’hui, ce sont les sanctions et surtout la guerre qui paralysent l’économie européenne, et donc la croissance hongroise. L’intérêt de tous – de quiconque veut gagner plus et payer moins de charges – c’est qu’il y ait le plus vite possible la paix, et que les énergies russes ne soient pas exclues du système énergétique hongrois.
Mais alors, à Bruxelles, on ne semble pas comprendre, ou ne pas voir, cet argument fondé sur la géographie, cet argument très concret selon lequel la Hongrie obtient ses ressources énergétiques de là où la géographie le lui permet.C’est pourtant un droit souverain pour la Hongrie de décider d’où elle s’approvisionne. Mais à Bruxelles, on entend souvent cette phrase brutale : quiconque importe de l’énergie russe finance la guerre de Poutine. C’est un conflit d’interprétation qui ne semble pas près de se résoudre.
Oui, mais la plupart des ressources énergétiques russes ne sont pas importées par la Hongrie, mais par ces pays occidentaux qui prétendent justement que quiconque achète du gaz ou du pétrole à la Russie finance la guerre de Poutine.
Or eux, ils achètent, et en grande quantité.
Par exemple via l’Inde.
Il existe une multitude de contournements, des astuces commerciales, du GNL, et bien d’autres voies encore. Je ne veux citer aucun nom, inutile de fâcher nos amis européens, mais nous savons très bien quels sont les trois ou quatre pays qui, tout en exhortant les Hongrois à cesser leurs achats, continuent eux-mêmes d’importer massivement de l’énergie russe.
Mais au fond, c’est bien cela, le cœur du débat, non ? De l’extérieur, on a l’impression que Bruxelles veut sanctionner la Russie coûte que coûte, selon une vision en noir et blanc : il y aurait les « gentils », les Ukrainiens, et les « méchants » sans aucune nuance.
Je ne pense pas que ce soit exactement cela. Pour remettre les choses en perspective : les importations hongroises représentent 2% des exportations totales d’énergie russe. 2%, c’est insignifiant, cela n’a aucune incidence sur la guerre. S’ils veulent nous interdire ces importations, c’est pour nous punir, nous, les Hongrois. Pourquoi ? Parce qu’ils ont mal géré la situation : ils se sont détournés des sources d’énergie russes, les prix ont explosé chez eux, et ils en souffrent. Nous, nous avons conservé nos liens énergétiques avec la Russie ; ce n’est pas facile, mais c’est plus supportable. Et eux disent : « Ce n’est pas juste ! » Que pour eux ce soit difficile, et pour nous plus facile. Voilà de quoi il s’agit.
Est-il vrai qu’à Washington, on pourrait vous demander, à vous ou au gouvernement hongrois, de présenter un plan concernant ces 2 %, ou d’esquisser une stratégie pour appliquer un éventuel embargo sur l’énergie russe ?
Dans les conditions géographiques actuelles, aucun plan de ce type n’est réaliste. La Hongrie n’a pas d’accès à la mer. Si nous avions un littoral, il serait possible d’assurer notre approvisionnement énergétique sans les oléoducs russes. Mais ce n’est pas le cas : nous devons donc nous en tenir au réseau russe de pipelines, nous n’avons pas d’alternative. Et j’ai déjà eu plusieurs échanges à ce sujet avec les Américains. Ils savent parfaitement qu’il n’y a là aucune nouveauté géographique : la Hongrie comme la Slovaquie sont, comme ils le disent eux-mêmes, des landlocked countries, des pays enclavés, sans accès à la mer. Cela signifie que le pétrole et le gaz ne peuvent arriver que par des conduites. Aujourd’hui, nous avons une voie d’approvisionnement principale, en provenance de Russie, et une voie complémentaire, venant de Croatie. C’est le système dont nous dépendons, et sur ce point, nous ne pouvons pas le modifier.
Revenons un instant à la politique bruxelloise. La semaine dernière, s’est tenu un sommet de l’Union européenne : les Vingt-Six ont adopté… Comment ont-ils formulé cela déjà ? Une « approche spécifique » concernant l’avenir européen de l’Ukraine. En clair, cela revient à écarter la Hongrie de la prise de décision sur cette question. Au cours de la journée, vous devez également rencontrer la Première ministre italienne, Giorgia Meloni. À l’heure où nous parlons, cette rencontre n’a pas encore eu lieu. On dit souvent de Mme Meloni qu’elle refuserait une telle logique d’exclusion, et qu’elle s’opposerait à toute tentative de mettre la Hongrie à l’écart des dossiers stratégiques de l’Union. Bien sûr, elle n’est pas “la cheffe d’orchestre” à qui l’on commande la musique, comme disent certains analystes, mais peut-être peut-on compter sur elle. Qu’en pensez-vous ?
Les analystes n’ont pas toujours accès aux coulisses réelles de ces affaires. En vérité, plusieurs pays ne donneront jamais, quelles que soient les circonstances, leur accord pour qu’un État membre soit exclu d’une décision de cette importance. Et ce pas forcément par sympathie pour la Hongrie, même si certains peuvent en éprouver, mais parce qu’ils ne veulent pas connaître le même sort. Personne ne souhaite créer un précédent dangereux qui consisterait à résoudre un désaccord en écartant simplement un pays de la décision. Car si l’on ouvre cette porte, chacun peut être le prochain. C’est pourquoi cela n’arrivera pas. Madame Meloni est une femme lucide et raisonnable, et d’autres dirigeants partagent ce même état d’esprit. Nous n’avons donc pas à craindre ce scénario.
Quels autres sujets aborderez-vous avec Mme Meloni ? La migration, très certainement. L’Italie est en première ligne depuis des années sur ce sujet, et sa manière de penser rejoint souvent celle de la Hongrie.
D’abord, je ne pense pas que nous puissions éviter de parler de la guerre, même si nous venons tout juste d’en discuter lors du sommet européen à Bruxelles. Le sujet sera vite épuisé. Ensuite viendront les questions économiques. L’économie européenne est dans un état critique. L’an prochain, la zone euro ne croîtra peut-être que de 1 %, contre 2 % pour l’économie mondiale, et 4 à 6 % pour les États-Unis et la Chine. Et cela dure depuis des années. L’Europe est en train de se marginaliser dans la compétition mondiale. L’Italie en est la grande perdante, et cela a également des conséquences douloureuses pour la Hongrie. À cela s’ajoutent certaines propositions venues de Bruxelles, qui entraîneraient une hausse de plus de 10 % des prix de l’énergie, un choc terrible pour les familles italiennes et hongroises. Nous devons absolument empêcher cela : c’est un point dont nous parlerons en détail. Et puis, il y a la migration, qui est un problème gravissime. Les Italiens font partie de ceux dont les gouvernements de gauche ont commis une erreur en laissant entrer les migrants. Aujourd’hui, ils doivent à la fois protéger leurs frontières pour éviter de nouveaux arrivants, et trouver des solutions juridiques pour renvoyer ceux qui sont déjà là, ou, pour ceux qui restent, les intégrer. C’est tout l’enjeu de l’avenir de la société italienne. Notre situation est différente : nous n’avons pas laissé entrer de migrants. Notre problème, c’est de savoir comment préserver la Hongrie comme pays sans immigration, malgré la pression de Bruxelles. Et Bruxelles a pris une décision selon laquelle nous devrions construire, ou aurions déjà dû construire, un camp de réfugiés pouvant accueillir 30 000 migrants. Nous devrions également accepter le principe de répartition obligatoire : si un grand nombre de migrants arrive en Europe, Bruxelles déciderait de leur distribution, et nous serions tenus d’en accueillir une partie. Nous refusons cela catégoriquement. Nous résistons, nous organisons notre propre opposition, et, pour cette résistance, nous devons payer une amende d’environ un million d’euros par jour à Bruxelles. Mais je le dis clairement : il vaut mieux payer cette somme que de laisser entrer les migrants et de subir le même sort que les pays d’Europe occidentale, qui n’arrivent plus à sortir du piège qu’a créé, chez eux, l’arrivée massive de migrants, un piège à la fois sécuritaire et économique.
Si vous le permettez, j’aimerais revenir sur le premier point, concernant l’Ukraine. Quel est le dénominateur commun entre l’Italie, la Hongrie et, ajoutons, la Slovaquie ? Beaucoup parlent aujourd’hui d’un « axe » entre ces pays, qui partageraient plusieurs points de vue sur l’avenir européen de l’Ukraine ou sur les conditions de la fin du conflit : qu’il s’agisse de l’envoi éventuel de troupes, de la question de l’OTAN, ou encore de la candidature ukrainienne à l’Union européenne. En particulier pour l’Italie, qu’a-t-elle en commun avec la Hongrie sur ces sujets ?
Aussi surprenant que cela puisse paraître, nous avons tendance, pour des raisons touristiques avant tout, à considérer l’Italie comme un pays d’Europe du Sud, ce qui est vrai géographiquement, mais ce n’est pas toute la vérité. La partie septentrionale du pays, la plus développée et la plus productive, là où se concentre la grande industrie italienne, appartient en réalité à l’Europe centrale. Le nord de l’Italie, c’est déjà l’Europe centrale, et cela a toujours été le cas dans l’histoire politique du continent. Les Italiens ont toujours appartenu à la fois au groupe occidental et au groupe centre-européen. Selon les périodes et selon les gouvernements, le centre de gravité se déplaçant d’un côté ou de l’autre. Je pense que si l’Italie veut rester économiquement forte, et, bien sûr, elle le veut, elle devra renforcer sa coopération avec l’Europe centrale. Car l’avenir économique de l’Europe ne se trouve plus en Europe de l’Ouest, qui est désormais sur une trajectoire descendante, mais bien en Europe centrale : une Pologne vaste et prospère, une République tchèque solide, une Slovaquie stable, une Hongrie capable d’un développement dynamique, sans oublier la Croatie, et même la Serbie, en dehors de l’Union. Et l’Italie a toujours su entretenir des liens étroits avec cet espace. D’ailleurs, en voiture, il suffit de traverser la Slovénie, et on arrive au cœur de l’Europe centrale. Je crois donc qu’il existe une part d’identité italienne tournée vers l’Europe centrale, et que l’Italie souhaite y jouer un rôle de poids sur le plan économique. Et cela, pour nous, c’est une bonne nouvelle, car l’Italie est un pays financièrement puissant.
C’est un argument géographique très fort, et ce que vous dites se conçoit parfaitement. Mais cet argument n’est valable, d’un point de vue économique, que si les pays de la région s’accordent pour considérer que les frontières actuelles de l’Europe marquent les limites de l’Union, autrement dit, sans l’Ukraine, n’est-ce pas ?
Naturellement. Si l’Ukraine devait rejoindre l’Union européenne, ce qui n’arrivera pas, puisque la Hongrie ne le soutiendra pas, et tant qu’il y aura un gouvernement national en Hongrie, cela ne se produira pas, alors il faudrait revoir tout le cadre. Mais tant que l’Ukraine n’entre pas dans l’Union, il faut raisonner dans les limites actuelles. Je ne sais pas dans quelle mesure les Italiens soutiennent réellement l’adhésion de l’Ukraine, il faudrait le leur demander, mais ce qui est sûr, c’est que nous, Hongrois, restons fermes sur nos positions. L’adhésion de l’Ukraine signifierait faire entrer la guerre dans l’Union et faire sortir l’argent des Hongrois. Et je ne pense pas que quiconque souhaite que la guerre pénètre sur le territoire de l’Union, ni que son argent parte en Ukraine, alors même que l’Union européenne a déjà épuisé ses ressources. Nous faisons face à des difficultés financières graves. Il n’y a plus de capitaux pour soutenir la croissance ni pour financer les investissements. Et, au même moment que cette guerre, le monde traverse une grande mutation technologique, intelligence artificielle, robotisation, un virage extrêmement coûteux en capital. Si l’argent que nous avons encore est envoyé en Ukraine, comment pourrons-nous suivre le rythme du progrès technologique mondial ? Personne n’a de réponse à cette question. C’est pourquoi je suis convaincu que la vague d’enthousiasme en faveur du soutien massif à l’Ukraine et de son adhésion à l’Union européenne est en train de retomber, et qu’elle finira par disparaître.
Si vous le permettez, nous reviendrons un peu plus tard sur la politique intérieure, mais pour conclure cette partie, pourriez-vous résumer votre position, vos objectifs à court terme sur les questions que nous venons d’évoquer ? En d’autres termes : obtenir une paix réelle et tangible dans le conflit russo-ukrainien, assurer le fonctionnement économique de la région…
La première chose, c’est qu’il y ait un accord. Nous, Hongrois, aurions souhaité que l’Europe fasse partie de cet accord. C’est pourquoi nous avons toujours plaidé pour que l’Europe engage un dialogue direct avec la Russie. Une paix fondée uniquement sur des négociations russo-ukrainiennes est impossible. Si c’était réalisable, elle existerait déjà. La paix ne peut venir que par l’implication de forces extérieures : il faut quelqu’un pour conclure un accord avec la Russie. Ce quelqu’un peut être les États-Unis, ou l’Europe. Mais aujourd’hui, l’Europe refuse de parler à la Russie : c’est une erreur catastrophique. Alors que les Américains, eux, négocient et finiront par s’entendre. Ils décideront ainsi de l’avenir de l’Ukraine, de ses ressources économiques, et même de la sécurité de l’Europe, dans le cadre d’un accord conclu avec Moscou. Et nous, Européens, nous ferons semblant d’approuver, nous applaudirons, mais en réalité, nous n’aurons aucune prise sur notre propre avenir. Nous serons exactement dans la même situation qu’après la Seconde Guerre mondiale : le sort de l’Europe sera décidé par des puissances extérieures à l’Europe. C’est pourquoi nous voulons que les dirigeants européens établissent un contact direct avec la Russie, qu’ils ouvrent des négociations, et qu’ils concluent un accord russo-européen sur la sécurité du continent et sur l’avenir du territoire appelé Ukraine. C’est le premier objectif. Le deuxième, c’est que l’Ukraine qui restera après la guerre ne devienne pas un État membre, mais qu’on instaure avec elle un partenariat stratégique. Il ne faut ni faire entrer la guerre dans l’Union, ni faire sortir notre argent. Concluons avec l’Ukraine des accords mutuellement avantageux, bons pour elle, mais sans mettre l’Europe en danger. C’est pourquoi il ne faut pas accorder la pleine adhésion, car une fois membre, il n’y a plus de retour en arrière ; un partenariat stratégique est la voie raisonnable. Le troisième objectif, c’est de donner le moins d’argent possible à l’Ukraine, et de garder le plus de capitaux possible dans l’économie européenne, car sinon, l’Europe ne retrouvera jamais d’élan économique. Et le quatrième, c’est que nous nous respections mutuellement : ceux qui ne veulent ni pétrole ni gaz russes, qu’ils n’en achètent pas ; mais qu’ils laissent ceux qui en ont besoin pour faire tourner leur économie et leurs foyers, comme la Hongrie, agir selon leur bon sens.
Politique intérieure ?
Puisque vous me demandez des points de programme, je vais les résumer ainsi.
C’est bien ce que je vous demandais. Mais à propos de ces objectifs : il faut des partenaires, n’est-ce pas ? Et pas seulement dans les couloirs des institutions européennes, mais aussi dans les salles de décision elles-mêmes.
Oui, mais leur nombre augmente peu à peu. Le temps joue en notre faveur, il suffit de tenir bon.
Alors, venons-en à la politique intérieure. Les événements du 23 octobre ont clairement été une démonstration de force dans la rue : le rassemblement organisé par le Fidesz a montré une immense mobilisation, et la « Marche de la paix » a atteint une ampleur jamais vue. Quelle est votre lecture de cela ? Et vous préoccupez-vous du fait que le principal parti d’opposition ait lui aussi été capable d’une mobilisation comparable ?
Ce qui m’importe avant tout, c’est que ce fut une belle fête nationale. Bien sûr, il y a toujours une dimension politique derrière de tels événements, mais pour nous, le 23 octobre reste une journée nationale. Nous avons nos héros, nous avons cette formidable leçon de courage donnée en ces semaines de 1956, et un héritage extraordinaire qu’il faut célébrer. Car si l’on ne célèbre plus ces moments, ils disparaissent de notre vie collective, alors que c’est précisément l’ensemble de ces instants qui donne à une nation son énergie, sa grandeur et sa vitalité. La fête nationale est donc très importante. Il est donc essentiel que cette journée soit belle, forte, joyeuse et tournée vers l’avenir, qu’elle donne aux gens la fierté et la force d’aller de l’avant. Et je crois que la cérémonie d’État, à laquelle la Marche de la paix s’est jointe, a été exactement comme elle devait l’être : l’expression d’une communauté confiante, attachée à sa patrie et tournée vers l’avenir. J’ai ressenti cette célébration comme profondément inspirante. Quant à la compétition politique qui se joue en arrière-plan, elle est secondaire. Nous réglerons cela au moment des élections.
Beaucoup ont pourtant eu l’impression que la campagne était déjà lancée, comme si les élections avaient lieu ce dimanche, tant la mobilisation semble forte, dans votre discours comme dans celui de vos adversaires. Et le tour de Hongrie des Cercles civiques numériques laisse penser qu’un nouveau cycle politique commence.
Voyez-vous, nous sommes un parti de gouvernement. Notre responsabilité première est de bien diriger le pays, et c’est là que se concentre l’essentiel de notre énergie pendant quatre ans. Mais il y a des élections tous les quatre ans, et il faut s’y préparer. Si vous ne vous préparez pas, vous perdez. Nous opérons donc une transition progressive : d’une gestion gouvernementale vers une logique de campagne. Mais même à la toute fin, nous ne pouvons pas nous consacrer à 100 % à la campagne, car il faut continuer à gouverner, à veiller à la sécurité et au bon fonctionnement du pays. Mon rôle, c’est donc de mobiliser intelligemment nos forces, celles du gouvernement et des partis au pouvoir, y compris les miennes, en les faisant passer peu à peu de la gouvernance à la compétition politique. Pour l’instant, plus de la moitié de nos efforts restent concentrés sur la gouvernance. Nous avons encore devant nous des décisions importantes : en matière économique, familiale, ou encore la mise en œuvre du crédit immobilier à 3 %. Tout cela exige du suivi. C’est donc là que se situe l’essentiel de mon travail. Nous ne faisons pas campagne tous les jours : peut-être une ou deux grandes rencontres par semaine dans le cadre des Cercles civiques numériques, et c’est tout à fait suffisant pour préparer progressivement nos partisans au moment où il faudra aller voter. Il y a une méthode à cela, et nous ne nous laissons pas influencer par nos adversaires. Un parti de gouvernement ne doit jamais calquer son rythme ou sa stratégie sur ceux de l’opposition. Nous devons placer notre action dans le double cadre de la gouvernance et de la préparation électorale. Nous sommes un parti au pouvoir : cela veut dire que nous devons rester sérieux, responsables, et nous préparer aux élections dans cet esprit de responsabilité.
Nous avons eu le plaisir de nous entretenir à Rome, avec le Premier ministre de Hongrie, Viktor Orbán. Monsieur le Premier ministre, merci pour cet entretien.
Merci à vous également !